•  CarterGage, Tango, Tangage

    Musique d'accompagnement

     

    corrupted flower

     

    Carter tapait à la machine à écrire un énième article, assis sur le pont, adossé au bastingage. Le soleil de fin d'après-midi venait de commencer à se coucher et le ciel s'embrasait de nuances d'orange à couper le souffle. A la vigie, Crystal, les coudes appuyés sur la rambarde, scrutait le ciel en retenant un bâillement tandis que le roulis du navire sur la brise berçait ses passagers.

    Des pas se firent alors entendre sur le parquet du pont, et une silhouette familière fit son apparition avant de se pencher sur le chroniqueur.

    -Je suis prête, lança Fenrir en croisant les bras, un sourire de défi sur le visage.

    Carter releva les yeux de son clavier et parcourut du regard la jeune fille de bas en haut. Il lâcha ensuite un soupir et retourna à son travail.

    -Non, tu n'es pas prête, rétorqua-t-il.

    Et pour cause, la mécanicienne arborrait sa tenue habituelle, tâchée de suie et de camboui, légèrement débraillée et pas du tout adaptée à l' "activité" qu'étaient censés avoir les deux pirates.

    -Si, je le suis! contra-t-elle.

    Carter quitta pour de bon sa machine à écrire des yeux pour braquer son regard dans celui de son amie.

    -Fenrir, je t'ai déjà dis que si tu voulais apprendre à danser correctement pour t'en sortir lors du bal qui approche à très grands pas, il fallait te mettre en condition dès le début. Va te changer.

    La propriétaire de l'Elian s'éloigna en grommelant et revint plusieurs minutes plus tard dans une somptueuse robe dégotée par Valorah, en signalant sa présence par le claquement caractéristique des talons hauts sur le parquet.

    Elle se planta ensuite à nouveau en face de Carter qui avait eu le temps de conclure son texte entre-temps.

    -Voilà. Là, je suis prête.

    La mécano avait visiblement très envie de tuer quelqu'un, et cela tomberait sans doute sur le premier qui rirait de la voir aussi bien apprêtée.

    Un éclat de rire retentit soudain au-dessus de leurs têtes, mais quand Carter et Fenrir levèrent les yeux vers Crystal cette dernière sifflotait d'un air angélique en balayant le paysage de son regard affûté. La mécanicienne jura et croisa les bras, les sourcils froncés, écarlate.

    -Bon, on s'y colle?

    -Volontiers, répondit le jeune auteur. Bien, alors pour commencer tu vas enlever ces chaussures.

    -Quoi?! Mais tu m'as dis de...! se plaignit la jeune femme avant d'être interrompue par son camarade.

    -Je t'ai dis de mettre une robe, pas des chaussures.

    -Raah, elle est où ta logique sérieux? grogna la pirate en retirant ses escarpins.

    Carter esquissa un sourire.

    -Quand une femme apprend à danser, elle commence d'abord sans talons, c'est comme ça.

    -Les femmes de la haute sont idiotes.

    -Je te rappelle que je suis fiancé à l'une d'elles, fit Carter en arquant un sourcil.

    -L'exception qui qualifie la règle? essaya de se rattraper la mécanicienne.

    Le chroniqueur esquissa un sourire de nouveau, puis alluma le sonophone qu'il était allé chercher dans la salle des archives, pièce devenue plus ou moins son bureau à son arrivée sur l'Elian. Un air de violon entraînant s'éleva dans l'air de fin d'après-midi et à la vigie Crystal se mit à tapoter la rambarde du doigt en rythme, son menton reposant sur la paume de sa main.

    -Ce n'est pas une valse, ça, si? remarqua Fenrir en levant les sourcils.

    -Non en effet, c'est un tango.

    -Un tango?

    -Une danse qui vient d'un pays éloigné. Elle est devenue très à la mode récemment, à mon avis elle sera un incontournable au bal. Les valses c'est un classique, mais si tu veux impressionner c'est sur un tango qu'il faudra briller! expliqua le chroniqueur en levant un doigt comme s'il s'agissait d'un proverbe ancien. Mais ne t'inquiètes pas, tes petits pieds subiront aussi cette chère et plaisante torture qu'est la valse...!

    -Oh, d'accord. Bon, finissons-en vite.

    Carter expliqua à la mécanicienne le rythme et les pas, agrémentant la théorie d'un peu de pratique en solo pour bien illustrer ses propos. Mais le manque total d'expérience de la jeune femme se faisait sentir, et la sensualité du tango fut massacrée à bons coups de pioche par la piètre danseuse... 

    -Fenrir, tu as la grâce d'un éléphant sur des patins à glace! la réprimanda Carter. Mets-y un peu du tien!

    -Mais je fais ce que je peux! s'insurgea Fenrir. Ton truc c'est un vrai casse-tête!

    -Déjà, il faut que tu te mettes sur la pointe des pieds.

    -Mais s'il faut que je me mette sur la pointe des pieds, pourquoi tu m'as fait enlever mes talons?!

    -Parce que la sensation n'est pas du tout la même, tu verras quand tu les auras aux pieds! Il faut d'abord que tu maîtrises les pas sans tes chaussures, et ensuite on pourra passer au niveau supérieur.

    -D'accord... maugréa la jeune femme.

    -Plus strict, ton port de tête, indiqua Carter avec un sourire amusé. Il faut que tu sois à la fois bloquée et très fluide. Le haut du corps droit, le bas du corps souple. Glisse sur le parquet, mais tes épaules doivent rester légèrement levées et figées.

    Si Fenrir avait des difficultés, elle avait au moins le mérite de la persévérance et de la détermination. Au bout de deux heures d'entraînement, son tango était, pour une première fois, satisfaisant. Le duo dansait sur le parquet avec fluidité et agressivité, mais il manquait toujours un petit quelque chose... 

    -Fenrir, ton regard est trop hésitant, nota Carter. 

    -Mais on s'en fout des yeux, c'est le corps qui compte! répliqua l'intéressée.

    -Là tu te trompes, soupira le maître à danser. La danse, c'est aussi et surtout une attitude, tu comprends? Il faut que les gens ressentent quelque chose en te voyant danser, sinon ta danse sera fade et tu n'attireras pas plus l'attention que les autres invités. Tu me suis?

    -Mouais...

    -Le tango, c'est l'amour charnel et l'agressivité, la sensualité et la domination de l'autre.

    -Le sexe, quoi.

    -Mais non! Enfin... si, un peu. Mais il ne faut pas que ce soit vulgaire, tu vois? C'est dur en ce sens : tu dois pousser la sensualité à son paroxysme, mais tu en fais ne serait-ce qu'un petit peu trop et tu passes pour une délurée, voire même une traînée.

    -Oh la laa, c'est dur ton machin!

    -J'ai jamais dis que c'était facile, fit remarquer Carter avec un sourire mystérieux. Tiens, écoute-ça, ça devrait t'aider : pense que je suis une pourriture qui veut t'assassiner, et tu es au courant de ce que je prépare sans que je ne sache que tu l'es. Tu veux me tuer d'abord, mais tu es un public et tu ne veux pas être remarquée. Tu me regarderais comment?

    -Comme un connard que je veux tuer parce qu'il veux me tuer mais que je peux pas parce qu'on est en public.

    -Fenrir, sois un peu sérieuse...!

    -Ok, ok. Mais je vois pas très bien, ce genre de situations ça m'est jamais arrivé.

    Le chroniqueur se passa une main sur le visage, puis eût une idée.

    -D'accord, alors plus simple : fais la tête que tu fais lors des abordages mais avec de la retenue, compris?

    -Ah, ça je pige! répondit Fenrir avec enthousiasme et un large sourire.

    -Paaarfait! Alors on reprend!

    Le couple se remit à danser sous le regard mortellement amusé de Crystal qui se retenait de rire en se mordant les joues.

    Mais ils n'avaient pas fait trois tours que Carter arrêta de nouveau la danse.

    -Fenrir, là on dirait vraiment que tu veux m'égorger. M'égorger avec tes dents.  

    -Ben tête d'abordage, quoi, rétorqua l'intéressée en haussant les épaules.

    -Nuance-moi ce regard, apportes-y du mystère, tu vois le genre? conseilla le maître à danser d'un jour. 

    -Ouais, d'accord, je vais essayer.

    Fenrir essaya.

    Et Fenrir réussit!

    Cela pris du temps, mais au bout d'une heure supplémentaire le port et l'attitude de la jeune femme étaient bien fixés et la danseuse en herbe put s'essayer au tango avec ses chaussures à talons. Ce fut au début légèrement désastreux car elle manqua de tomber plusieurs fois, mais fort heureusement Carter fut là pour la rattraper. Alors que le soleil se couchait et que le ciel embrasé flamboyait des lueurs du crépuscule, le tango dansé par le couple d'une séance s'acheva avec brio. Fenrir maîtrisait correctement cette danse compliquée, et bien qu'il fût sûr qu'elle ne brillerait pas comme une déesse, elle avait au moins de quoi attirer l'attention au sens positif du terme. Carter conclut la séance d'un bref applaudissement et félicita la danseuse, qui retira vivement ses chaussures pour se jeter dans une baignoire d'eau bien fraîche.

    La chose que Fenrir regretta le plus ce soir-là, c'était sans doute de ne pas avoir assez d'autorité pour obliger l'un de ses compagnons à lui masser les pieds...

     

     


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