• GreyValorah Inaugural

    197045-5392



    Grey avait le coeur qui battait. Non seulement parce qu'il venait d'assommer un homme, de le bâillonner et de le cacher dans des fourrées, mais aussi parce que l'invitation qu'il serrait dans sa main, tout juste empruntée au malheureux, allait le faire entrer dans un monde qu'il ne connaissait pas. Une perle de sueur roula sous son masque lorsqu'il vit, devant un portail, les deux gardes qui contrôlaient les invitations. Grey leur tendit la sienne, en adoptant un air détaché. Une fois la vérification faite, Grey put passer le portail. Au moins, il était entré. Il grimpa les quelques marches qui devaient le conduire au Carrousel et, lorsqu'il le vit, il fut ébahi.

    C'était un bâtiment gigantesque, aux proportions hors normes, mais parfaitement harmonieuses. Aucune lourdeur, seulement une légèreté, une grâce aérienne. Le Carrousel était rond, et ses murs s'élevaient sur plusieurs dizaines de mètres avant de s'unir en une coupole invraisemblable. Les murs étaient percés de grandes fenêtres dans les vitraux desquelles fleurissaient des couleurs voluptueuses et de formes courbes. Les ouvertures étaient enchâssées dans une maçonnerie majestueuse quoique légère, dont l'alternance de matériaux, entre marbre blanc et marbre rose, offrait au bâtiment âme joyeuse. Aucune lumière extérieure n'éclairait le Carrousel, mais le verre laissait passer la lumière intérieure en une explosion colorée. Là où dans la journée le soleil pénétrait la coupole et illuminait l'intérieur, le Carrousel brillait dans la nuit comme un phare attirant tous les regards. Outre la prouesse technique que représentait la construction d'un tel bâtiment, Grey aimait surtout la poétique désinvolture qui en émanait, comme si ni les lois de la physique, ni les ombres de la nuit ne pourraient l'empêcher d'être l'impossible merveille qu'il était.

    Peu à peu, Grey parvint à détacher son regard du Carrousel. Il avait une mission. Il avança donc d'un pas résolu vers l'entrée. Mais, une fois à l'intérieur, il se perdit à nouveau dans la contemplation.

    Si l'extérieur brillait de milles couleurs, à l'intérieur, l'or dominait. Le verre de la coupole donnait l'impression que le bâtiment était ouvert sur la nuit. Les vitraux eux-mêmes paraissaient inexistants. C'était donc le reste des murs qui offrait au regard l'or cuivré de leurs décorations. Des courbes, des plantes stylisées, des statues même représentant les allégories des arts et des techniques brillaient du même éclat, et reflétaient la lumière des lustres, qui étaient étonnamment peu nombreux au vue de la surface du bâtiment. Mais l'éclat des décorations et la brillance du parquet ciré étaient telles que la plus petite lueur se transformait en une myriade lumineuse, une explosion colorée. En face de la porte était installé un orgue à vapeur, un monstre cuivré dont les tuyaux innombrables épousaient la forme ronde du bâtiment. Le pupitre de bois sculpté était surélevé, posé sur une estrade qui était vide pour le moment.

    Au sol, des centaines d'inconnus étaient en train de danser. Inconnus car masqués, ils pouvaient alors se mélanger, échanger sans connaître l'identité de la personne en face. Ce frisson de mystère était très en vogue à ce moment, et Grey remercia encore la chance de lui sourire, car sans masque il n'aurait pu entrer. Les toilettes des convives étaient toutes plus belles les unes que les autres, les chapeaux de ces dames rivalisant avec les queues-de-pie impeccables de ces messieurs. Les robes imposantes tournoyaient au rythme d'une valse rapide, et les masques sur les visages ne parvenaient pas à cacher le ravissement des convives. Grey décida alors de partir à la recherche d'une cavalière qui pourrait l'aider à trouver la personne qu'il cherchait. Espérant intérieurement que son entraînement à la danse lui éviterait de se rendre ridicule, il s'élança dans la foule.



    Ce fut aux bras de son père qu’elle arriva au Carrousel. Ils étaient parmi les premiers convives à arriver, et s’étaient même offerts le loisir de la première danse. Le père de Valorah l’avait gâtée, elle ne portait pas de bijoux, mais elle respirait la beauté et la richesse. Sa robe n’était pas aussi volumineuse que celles des autres femmes, elle ne se complaisait pas dans ce genre d'attirails, et c’était justement parce qu’elle était plus mince qu’elle attirait l’oeil. Cependant, sa robe virevoltait bien plus que les autres, et c’était ce qui plaisait à la jeune femme. Ceci dit, jamais ses chevilles ne furent aperçues lorsqu’elle tourna. Elle s’était toujours sentie en sécurité avec Berthe accrochée à sa cheville, et les bals n’échappaient pas à sa règle. Sa robe était alors d’un rouge vif, et son chapeau dans le même ton, n’était pas si imposant que ça, juste assez pour que l’élégance en ressorte. Elle avait couvert son visage d’un masque, comme tous les invités, tout en dentelle noire sertie de pierres rouges. Valorah ne prêtait guère attention à ce qui l’entourait, en tout cas au bâtiment ravissant qu’on lui proposait pour danser. Non, ses yeux étaient posés sur tout autre chose, sur les invités. Elle pouvait reconnaître les connaissances de son père, par la bedaine que certain avait…



    D’ailleurs, son père vint à elle, lui demandant si elle n’avait pas vu un de ses collègues qui, semblait-il, avait fait un long voyage. Ce dernier n’était pas forcément connu de la haute société, ais son père l’aimait beaucoup, pour son humour, dirons nous. Valorah fit donc non de la tête, elle ne l’avait pas vu, et pourtant lui était bien reconnaissable, même avec un masque ! Elle avait reconnu plusieurs des convives, pourtant il y avait un jeune homme dont la silhouette ne lui revenait pas du tout. Elle l’observa un instant, il semblait chercher quelque chose. Cela faisait quelques musiques qu’elle n’avait dansé, elle jugea alors que c’était le moment idéal pour aller se faire inviter. Mais ça n’allait pas être pour de suite apparemment, son père voulu absolument lui présenter un jeune homme, avec qui elle refusa de danser, un refus donné avec tant de tendresse que le pauvre se senti aussi bien gêné que penaud. Valorah se faufila alors entre les différents invités, pour se rendre près de ce jeune homme qui l’avait intriguée plus tôt. Elle lui tendit sa main, en lui souriant.

    “ Voudriez-vous bien m’inviter à danser ? J’ai bien peur que la gente masculine ne veuille pas trop de moi en ce moment…”

    Ils se sourirent, avant qu’elle ne reçoive un baisemain digne des gens de la haute. Elle le remercia alors, et tous deux se mirent en position pour s’apprêter à danser. Les musiciens entamèrent une nouvelle valse et les deux jeunes gens purent alors danser au même moment. La jeune femme devait avouer que l’homme qui la guidait ne se débrouillait pas trop mal, même si parfois il faisait quelques faux pas, rien de bien méchant. Ils entamèrent alors une discussion, rien de bien compliqué, de tout et de rien en fait, pourtant aucun des deux ne se présenta. Et cela titillait la curiosité de Valorah. Le visage du jeune homme ne lui disait rien, et même si ce devait être le cas pour chaque visages, les yeux eux restent inchangés. C’était aussi à cela que Valorah parvenait à reconnaître les gens. Mais là, c’était bien différent. Il l’intriguait.



    La musique vint à son terme tandis aucun des deux danseurs ne connaissait le nom de l’autre. On s’applaudit, et on se remercia. Et alors que Valorah faisait sa petite révérence de remerciement, le jeune homme vint lui glisser à l’oreille une étrange question. Étrange pour elle en tout cas.

    “Anna Avinski ? Elle est formidable, et conviée autant que possible à ce genre de rassemblement. Donc… Assez peu souvent en réalité.”

    Car la cause du bal était une genre de charité. Valorah n’aimait pas ce genre de soirée, mais danser la distrayait. Il fallait bien qu’elle fasse ce compromit, et accompagne son père. Elle ajouta qu’elle disposait de places de choix pour la voir, l’écouter. Levant les yeux sur les murs, elle indiqua qu’il s’agissait de petites loges, de petits balcons que l’édifice offrait. Avec des sièges. Des loges comme il était commun de trouver dans les salles qui accueillait le même genre de chanteur que madame Avinski. La lumière fut plus diffuse, et on demanda à ceux qui avait de bonne place, de les rejoindre. Valorah regarda son cavalier, avec un doux sourire sur le visage.

    “M’accompagnerez vous ?”



    La cantatrice s'avança sur l'estrade, tandis que l'organiste s'asseyait à son instrument. Anna Avinski portait elle aussi un masque, fait de dentelle blanche qui ne lui cachait le visage uniquement autour de l'oeil gauche. Vêtue d'une robe à corset d'un blanc brodé d'argent, elle était magnifique. Lorsque les applaudissements de l'audience se furent tus, elle commença à chanter, d'une voix claire, pure, vibrante d'une vitalité impressionnante. L'organiste le rejoignit bientôt, usant de la majesté de son instrument pour souligner la puissance de l'interprétation de la cantatrice. Les notes qu'il jouaient sur son clavier envoyaient dans les tuyaux des jets de vapeur sous pression qui en plus de produire un son grave et vibrant faisait siffler en trilles aériennes l'extrémité des tubes par laquelle ils sortaient. La vapeur ainsi produite se perdait dans les hauteurs du Carrousel.

    Grey fut frappé par la sincérité de la cantatrice, par son humilité. Il se l'était imaginée vainement sophistiquée, mais elle paraissait au contraire terriblement consciente de ses failles. Grey se laissa emporter par la musique, les yeux fermés, sous le regard amusé de sa cavalière. Aussi, ne fut-elle pas surprise lorsqu'à la fin du récital, après une très longue ovation, Grey demanda à la jeune fille s'il pouvait parler avec la cantatrice.

    "Vous pouvez toujours aller voir dans sa loge, mais je ne suis pas sûre qu'elle vous fasse rentrer."

    "Je vais tenter ma chance, répondit Grey avec un sourire charmant. Je ne serai pas long."

    Il s'éloigna sous le regard visiblement déçu de la jeune fille. Grey avait repéré par où la cantatrice était sortie. Il arriva bientôt à la porte tandis que les convives reprenaient leur danse. Une fois la porte passée, Grey se retrouva en haut d'un escalier qui descendait dans les entrailles du bâtiment. Il fut étonné de ne croiser personne. La porte de la loge de la cantatrice était entrouverte et la lumière éclairait le couloir. Grey décida de tenter la tout pour le tout. Il entra dans la loge et ferma la porte.

    "Je vous attendais."

    Anna Avinski, le regardait, un sourire aux lèvres. Elle avait retiré son masque. Grey fut étonné de voir de nombreuses rides sur son visage. Sa voix ne trahissait pas son âge réel.

    "Pourquoi m'attendiez-vous?"

    "Je vous ai vu assommer ce pauvre homme tout à l'heure, je ne sais pas pourquoi, j'ai tout de suite su. Vous êtes un survivant du projet n'est-ce pas?"

    "Oui. Comment le savez-vous?"

    La femme rit doucement.

    "Vous savez, après un certain âge, les gens se lassent de vous. Ils ne viennent plus vous voir que pour vous parler de vos erreurs. Mais ne soyez pas embarrassé, cela fait plusieurs années que je vous attendais. Du moins, j'espérais que vous étiez en vie et que vous me trouveriez. Car j'ai quelque chose à vous dire."

    "Ah bon?"

    Grey était si étonné qu'il en perdait ses manières. Il n'aurait jamais pensé que le conversation puisse se passer de cette manière. Il s'attendait à des cris, à des dénégations. Il se souvint alors de l'humilité qu'il avait senti dans sa voix et se détendit. Anna soupira et elle parut soudain extrêmement lasse.

    "Je suis profondément désolée."

    Elle s'assit devant son miroir et regarda son reflet.

    "Je n'ai pas participé à proprement parlé au projet, mais je l'ai financé, en très grande partie. A l'époque, tout le monde voulait m'entendre chanter et ils me payaient tous des sommes indécentes. Je ne savais pas quoi faire de cet argent jusqu'à ce que je rencontre cet homme. Je ne l'ai jamais connu que sous le nom de C. J'étais jeune, insouciante, j'avais besoin qu'on me trouve désirable. Et il m'a courtisé, comme je n'ai jamais été courtisée. Nous sommes devenus amants, et j'ai commencé à financer ses expériences. Il me disait que ses recherches me permettraient de ne plus vieillir, que je pourrais briller pour toujours, jeune et belle. Je ne m'étais pas rendu compte que c'était justement parce que ça ne pouvait pas durer que cela avait si bon goût. Lorsque, quelques années plus tard, j'ai découvert qu'il faisait des expériences sur les humains, je l'ai quitté. Quelques moi plus tard, j'ai appris l'incendie du laboratoire et sa mort, et j'ignore pourquoi, mais j'étais persuadé qu'il avait réussi et que le fruit de son travail viendrait me voir un jour. J'ai voulu en savoir plus à un moment. J'ai même obtenu le numéro de la cellule d'un de ses compagnons mais je n'ai jamais pu me résoudre à y aller."

    Elle se tourna vers Grey et plongea son regard dans les yeux du jeune homme.

    "Je suis terriblement désolée de ne pouvoir rien faire de plus que vous avouez ma culpabilité. Si je pouvais faire marche arrière, je le ferai sans hésiter. Je n'ose même pas demandé votre pardon. Je ne le mérite aucunement."

    "Vous ne le méritez peut-être pas mais je vous l'offre quand même, dit Grey d'une voix douce. Je vous offre mon pardon. J'ignore les raisons de votre aveuglement, mais votre regret vous honore."

    Une larme roula sur la joue de la cantatrice. Elle attrapa un papier dans son sac et le tendit à Grey.

    "Tenez, c'est le numéro dont je vous parlais. Si vous avez le courage d'y aller, je pense que vous pourrez y trouver des réponses."

    Grey prit la papier et le glissa dans sa poche, puis il prit la main d'Anna qui écarquilla les yeux. Il posa un genou à terre et lui sourit.

    "Vous êtes belle Anna. N'arrêtez jamais de chanter s'il vous plait."

    Elle lui rendit son sourire et lui serra la main avec tendresse. L'espace d'un instant, Grey se dit qu'il aurait bien aimé avoir une mère. Il se releva et quitta la loge. Une fois dans le couloir sombre, il respira doucement. Il était empli d'un curieux sentiment de paix. Il se remit en marche en se disant qu'il danserait bien une dernière fois avec sa cavalière, avant de poursuivre son voyage.


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