• Chercher des réponses                                                                                                                               Shadow

    Shadow se faufilait à présent dans les ruelles obscures et sinueuses du quartier de Rose. Les rares personnes qu’il y avait dans les rues ne semblaient pas enclines à le renseigner sur la localisation de Jimmy Sorel. En fait, la seule personne qui avait daigné lui répondre était celle qui l’avait “agressé” . Il chercha donc un lieu où l’on pouvait trouver en vente libre quelque chose qui délie les langues à coup sûr : l’alcool. Alors il se dirigea vers un bar qui semblait austère et dont la fonction semblait plus être de rassembler tous les assassins et chasseurs de primes de la cité que d’être un endroit convivial où passer un bon moment. “Tant pis, pensa Shadow. Au moins ici les personnes connaissent les gens et leurs secrets”. Il entra alors dans l’établissement et les conversations s’arrêtèrent, seul le juke-box continuait de jouer sa lancinante mélodie. Cette scène rappela des souvenirs à Shadow, peut-être était-ce un signe… La voix d’un vieil homme s’éleva au fond de la salle :


    “Approchez, Shadow c’est bien ça ? Je vous attendais. Messieurs-dames, veuillez reprendre vos conversations, cet homme et moi avons à parler”.


    Les conversations reprirent, mais une certaine tension persista. Shadow avança prudemment dans le bar.


    L’homme avait parlé avec un tel charisme qu’il pourrait liguer toutes les personnes présentes contre le forgeron. Et il ne pourrait rien faire face à eux, chacun étant un adversaire redoutable, un combattant féroce et non pas une brute avinée comme il en avait déjà affronté par le passé.


    Il regarda autour de lui. Tout était très mécanisé. Des leviers sortaient des murs et étaient reliés à des chaînes qui semblaient destinées à rabattre les tables en laiton contre les murs. Ce système avait sans doute été conçu pour réagir rapidement en cas d’attaque ou de bagarre. Des tuyaux de cuivre couraient le long des murs et plongeaient dans le sol pour ressortir de l’autre côté. Tous étaient reliés à une énorme chaudière située dans l’arrière du bar et dont une trappe avait été aménagée afin qu’elle puisse être alimentée du bar. Le système ingénieux permettait de créer une chaleur lourde mais homogène via les tuyaux qui transportaient de l’eau brûlante. Mais ce qui impressionna Shadow fut la tireuse à l’arrière du bar. En effet, la machinerie rutilante couvrait la totalité du mur du sol au plafond. Des manettes et des pédales étaient disposées partout et chaque robinet servait un alcool différent. Il y en avait des dizaines permettant une combinaison quasi-infinie de cocktails. Le forgeron nota toutefois une ou deux fuites dues à de mauvaises soudures (déformation professionnelle) mais surtout trois ou quatre robinets surmontés de têtes de mort. Prudence donc, car bien que cette machine redonnât un peu de chaleur humaine dans cette ambiance glaciale, les petits logos rappelaient à qui on avait affaire. Après avoir admiré la décoration (et déterminé les 3 seules sorties qui s’offraient à lui), Shadow parvint à la table du vieil homme.


    “Veuillez vous asseoir, lança ce dernier. Je me présente : Jimmy Sorel, j’ai appris que vous souhaitiez me rencontrer, ou du moins que l’on vous avait guidé jusqu’à moi. Oui, dans ce monde les murs ont des oreilles et le vent colporte les messages. Je sais que vous avez de nombreuses questions dont vous cherchez les réponses. Au vu de ce que vous avez fait à Batt, vous êtes apparemment prêt à tout pour les obtenir. Cependant, vous aurez remarqué l’obéissance dont les clients ont fait preuve à mon égard je vous conseillerais donc de poser vos armes avant que je vous révèle ce que vous voulez savoir.”


    Shadow s'exécuta sans un mot.


    “Parfait. À présent que voulez-vous savoir de si capital à vos yeux ?”


    “Je veux découvrir qui a tué mes parents, qui m’a privé de mon enfance, qui a fait s’échouer le navire sur lequel j’étais sur le Dépotoir, la pire prison créée par le genre humain.”


    Les phalanges de Shadow, qui pour une fois avaient quitté ses gants, blanchirent tant il serrait les poings.


    “Du plus loin où remontent mes souvenirs, je ne vois que cette nuit où une tempête électrique faisait rage, où des ombres sont montées sur le navire sur lequel nous volions, où mes parents ont été assassinés par leur Capitaine. Depuis j’ai juré de vouer mon existence toute entière à traquer cet être abject pour lui faire regretter jusqu’au moment où il a vu le jour pour la première fois !” .Son ton devint sourd et menaçant. “Alors je vous préviens vieil homme, ne me cachez rien pour protéger quelqu’un comme l’a fait votre ami ou je vous retrouverai.”


    Sorel ne broncha même pas sous la menace.


    “Sachez que vous n’êtes pas le premier à me menacer et que ceci ne prend plus sur moi. Regardez-moi. Qu’ai-je à perdre ? Je suis vieux et las de ce monde. J’ai perdu ma femme et ma fille il y a de nombreuses années lors d’un accident qui m’a également coûté une jambe.”


    Il désigna sa prothèse mécanique articulée sous la table.


    “Que croyez-vous pouvoir enlever de plus à quelqu’un qui n’a même plus la joie ou la volonté de vivre ?”


    Shadow se rassit sur la chaise qu’il avait écartée en s’énervant.


    “Je suis navré pour vos proches. Vous avez entendu ma description des événements de la nuit en question, et le bas de masque que je porte au côté appartenait à celui que je cherche. Fobe m’a donné le nom du navire que je recherche : le Tyrannis.”


    Une ombre passa sur le visage de Sorel.


    “Je savais que ce jour viendrait. L’histoire risque d’être longue prenez donc un verre avec moi. Miranda ! Deux pintes de triple Mortimer sur mon compte s’il te plaît.”


    Au bar, la jeune serveuse actionna de nombreuses manettes, les tuyaux grondèrent, de la vapeur souleva une soupape tandis que le mécanisme enclenchait les pompes qui remontaient les alcools. Elle plaça les verres sous un robinet qui les remplit d’un liquide noir qui givrait les verres surmontés d’une mousse fine et dense. Sorel but une gorgée pour rassurer Shadow. Ce dernier porta alors à ces lèvres ce liquide aux multiples arômes de café, de vanille, de rhum, de bière brune et d’une eau-de-vie qu’il ne parvint pas à identifier. Sorel commença alors son récit.


    “Ce que je vais te raconter, on m’a fait jurer de ne le dévoiler sous aucun prétexte sous peine de représailles. Autrefois, je craignais pour ma famille plus que pour ma vie. À présent, il ne me reste quasiment aucun des deux donc je peux enfin le raconter sans crainte. Tout commence avec celui qui nous a menacé Batt, moi-même et ma famille quand il a su que nous étions en vie : un certain Cavendish. En effet, ce dernier, sans doute pour une vendetta personnelle ou sur la commande d’un supérieur, avait comme objectif d’anéantir la piraterie. Et pour cela, il avait prévu de créer une armée d’hommes “optimisés” pour pouvoir lutter contre les pirates. À cette fin, il avait mis en place un laboratoire d’expérimentation génétique contre l’avis des autorités. C’est lors des premières embauches de ce laboratoire que j’ai rencontré Batt il y a maintenant 20 ans. Et c’est à sa destruction un an plus tard que j’ai commencé à fuir et à vivre dans la peur.”


    Des pièces commençaient à s’assembler dans la tête de Shadow, mais pas celles de son propre puzzle. Et il eut un déclic : Grey, Cavendish, Valorah… L’homme que cherchait Grey et que protégeait Valorah était Cavendish d’après ce que son ami lui avait dit. Mais ça ne collait pas, Grey était trop jeune pour avoir subi des expériences menées dans ce laboratoire. Il avait été détruit avant que Grey n’ait été enlevé. Ce qui voudrait dire que le projet a survécu et que d’autres laboratoires ont vu le jour. Mais combien ? Le projet était-il toujours en cours ? Grey devait stopper Cavendish coûte que coûte. Il allait devoir le prévenir dès qu’il rentrerait sur l’Elian. Mais quel était le rapport avec le pirate qu’il traquait ?


    Répondant à son regard interrogateur Jimmy continua :


    “On nous avait embauchés en nous disant que nous aurions à faire passer des tests cliniques sans danger à des patients. Mais après avoir signé des dizaines de clauses de confidentialité, nous avons vu de quoi il retournait réellement. Des modifications génétiques visant à renforcer la puissance des “patients”, d’augmenter leur agressivité. Nous restions la nuit pour surveiller tandis que le jour, nous étions chargés de faire les injections et les tests. Au début, il y avait beaucoup de volontaires. Cavendish leur avait promis une puissance sans limite et un très gros salaire. Mais rien qu’au cours du premier mois, ce fut une hécatombe. Les volontaires ne supportaient pas les injections alors que les tests n’avaient même pas débuté. La nuit, nous entendions leurs hurlements de souffrance et le matin, nous évacuions leurs cadavres déformés par la douleur et les produits. Mais des nouveaux arrivants ne cessaient de se présenter, alléchés par l'appât du gain. Cavendish entama même de nouvelles expériences plus secrètes dans les sous-sols, non plus sur des humains, mais sur des animaux selon les cris que nous entendions. Je pense qu’il tentait d’obtenir des résultats sur des espèces plus résistantes même si moins contrôlables. Nous ne savions rien de ces expériences mais les cadavres d’espèces d’animaux que l’on ne connaissait pas et qui s’empilaient étaient bien réels. Toutefois, un jour arriva un homme, plus désespéré que les autres, au bord de la folie, qui allait changer les choses. Il était déterminé et résista très bien aux injections. C’est en voyant les progrès de cet homme que Cavendish lança les phases de tests. Et c’est aussi à ce moment que Fobe changea. Les cris de la nuit le hantaient le jour. Il n’en pouvait plus et commença à s’injecter les mêmes calmants qu’aux patients. C’est là que j’ai commencé à perdre le jeune homme que je connaissais. Il est devenu agressif, violent. Il s’est mis à s’injecter le sérum donné aux patients. Plus le temps passait plus il changeait. Quand les phases de tests ont débuté il a poussé ses cobayes à bout, les torturant pour tester leur résistance. Combien sont morts entre ses mains dans les salles de tests ? J’ai alors pris sans doute la meilleure décision de ma vie. Une nuit, j’ai décidé de quitter le laboratoire et d’emmener Fobe avec moi. Jamais il ne serait parti de son plein gré ; j’ai donc dû le droguer pour qu’il me suive. Ce à quoi je ne m’attendais pas était Cavendish lui-même. En effet, il nous avait piégés, nous tout autant que tous les scientifiques ou même les “volontaires”. Les derniers arrivés avaient été enlevés et leurs familles menacées et nous étions tous retenus de force. Nous n’avions jamais essayé de sortir, nous n’avions rien d’autre que notre travail, mais ce soir là j’ai compris. J’ai dû ruser et passer par les égouts en échappant de justesse aux chiens. Nous aurions à nous cacher, mais nous étions libérés de ce lieu malsain. Malheureusement le mal était fait et Fobe resta l’homme qu’il était devenu. Celui que tu as rencontré…”


    Shadow aurait dû ressentir des remords à cet instant. Mais son coeur était froid, mécanique, une pompe qui le maintenait en vie, rien de plus. Le passé était immuable, se pencher dessus, une perte de temps. Un mouvement attira son attention. Une personne encapuchonnée, une femme vu la silhouette, venait d’entrer dans le bar avec une mallette. Elle s’adressa à la serveuse et alla se positionner dans le coin opposé de la salle, près de la sortie. Sorel fit signe à un des hommes assis à une table proche de la rejoindre, quand il fut sûr que ce n’était pas une menace, il poursuivit :

    “Malgré la colère de Fobe, je ne regretterai jamais mon geste. À peine un mois plus tard, une explosion rasa la moitié du laboratoire. Nous étions proches du laboratoire la nuit où cela s’est produit alors nous sommes allés voir ce qu’il se passait en dissimulant nos visages. Le complexe était en feu, un cratère profond de plusieurs dizaines de mètres était creusé au centre et des hurlements en sortaient. Soudain, une ombre gigantesque, d’au moins 10 mètres en sortit. Les lueurs des flammes dévoilaient le corps torturé, déformé par des câbles, des tuyaux, des plaques de métal, d’une créature que nous pensions légendaire sur cette planète : un léviathan. Il était encore jeune, mais il correspondait parfaitement aux histoires que nous connaissions. Un animal gigantesque ayant la capacité de flotter dans l’atmosphère et de s’y déplacer comme dans un fluide dense. Il avait la forme d’une épaisse murène avec des nageoires caudales et une bouche béante dont les dents étaient des plaques d’os à la façon des cœlacanthes. Mais les tuyaux enfoncés dans son corps enlevaient toute majesté à ce corps massif et le rendait terrifiant. Ceux-ci étaient reliés à quelque chose sur sa tête, une ombre à forme humaine mais qui semblait instable comme si elle devenait parfois presque inconsistante. Cet homme tenait un mégaphone : c’était l’homme qui passait les tests avec succès. Il s’adressa à la foule qui commençait à s’assembler et dénonça les abus perpétrés dans le laboratoire. Il se présenta comme un libérateur proposant à tous les sujets de test de le rejoindre pour vivre libre des règles, des devoirs et de la souffrance. Une trentaine d’ombres le rejoignirent. Ensemble, ils massacrèrent tout le personnel devant la foule apeurée et les forces de l’ordre se firent décimer quand elles tentèrent d’intervenir. L’homme jura en prenant les personnes réunies pour témoins qu’il n’aurait de repos que quand il aurait débarrassé le monde de toutes les personnes qui avaient contribué aux souffrances qu’ils avaient subies. Ils foncèrent ensemble jusqu’à l'embarcadère, volèrent un vaisseau et s’enfuirent vers l’horizon. D’après les rumeurs, le léviathan aurait tellement grandi qu’ils auraient arrimé le navire sur son dos et que les harnachements métalliques qu’ils ne cessent de lui ajouter combinées aux masses d’air qu’il déplace attirent les éclairs et modifient les pressions de telle façon qu’il est toujours entouré d’une tempête électrique.”

    Shadow fit un léger signe de tête mais il manquait d’informations.
    “Que savez-vous de plus sur lui? Vous avez peut-être son nom, quelqu’un qui en sait plus, des informations sur les lieux des attaques, peu importe, mais quelque chose de précis.

    -Je ne peux pas vous dire où il se trouve, de nombreuses histoires venant de partout relatent des attaques. Il pourrait être n’importe où selon la direction que prend le léviathan. J’ai peine à croire qu’il puisse le diriger en permanence. Personne d’autre que moi ne voudra vous en parler, les gens pensent qu’il est maudit et qu’en parler attire son courroux. Ils l’ont nommé l’Ombre de la Mort ou l’Expurgateur, vous voyez, le genre de nom qui fait peur aux enfants qui ne veulent pas dormir. Cependant, j’ai vu des pirates bien adultes qui ne peuvent plus dormir depuis qu'ils ont vu un navire se faire happer en pleine tempête sans que quiconque ait aperçu quoique ce soit. Le navire qu’il a volé quant à lui s’appelle le Tyrannis mais ça, vous le saviez déjà. Sinon je ne me souviens pas de son véritable nom et tous les registres ont brûlé avec le complexe.”

    Shadow bouillait intérieurement. Le seul indice qu’il avait était les mœurs des léviathans ? Sérieusement ? Même si l’aiguille était suffisamment grande pour y amarrer un navire la botte de foin faisait la taille d’un monde, voire de plusieurs.

    “En revanche, enchaîna le vieil homme, à défaut de vous donner un nom ou un lieu je peux vous donner une période approximative.” Shadow leva un sourcil. “C’est une période de l’année lors de laquelle aucune attaque n’a lieu. J’espère que cette information vous permettra de trouver ce que vous cherchez, quoique cela puisse être.”

    Shadow remercia Sorel mais au moment où il allait prendre congé il se remémora l’étrange conversation qu’il avait eu avec la jeune femme quelques temps avant. Il se rassit face à l’homme et des cliquetis métalliques au loin attirèrent son attention mais en se retournant rien n’avait l’air suspect.

    “Je vous remercie encore pour ces informations et j’aimerais faire quelque chose pour vous moi aussi ou du moins si je ne le fais pas pour vous ce sera pour que les erreurs commises ne se répètent pas. Vous avez dit que Cavendish pourrait n’être qu’un subalterne à la solde de quelqu’un d’autre ou même de plusieurs personnes. Je pourrais trouver ces personnes. Auriez-vous une information pour m’orienter dans mes recherches ?”

    “Effectivement empêcher que d’autres souffrent pour le compte de la soif de pouvoir de quelques fous serait la meilleure chose à faire. Un nom revient souvent dans les conversations surprises ou les chuchotis entre puissants.” Sorel cherchait dans sa mémoire. “Pas celui d’une personne plus un pseudonyme… Ah, voilà c’était … “

    Shadow entendit de nouveau les cliquetis, il brandit Requiem. Trop tard. Le coup était parti juste après. La balle avait fendu l’air de la pièce et était venue se ficher entre les yeux de Jimmy Sorel qui ne finirait jamais sa phrase suspendue au bout de ses lèvres desquelles coulait maintenant un liquide carmin. Le forgeron fut le premier à réagir dans la pièce. Il se retourna vers l’endroit d’où le coup de feu était parti pour voir la femme à la mallette qui tentait de s’enfuir. Requiem chanta tendit qu’à son tour elle traversait la pièce pour venir clouer l’épaule de la fuyarde au mur. Le temps qu’il arrive pour l’interroger il était trop tard. Ses lèvres étaient noircies, ses yeux vitreux. Du poison, virulent, un de ceux utilisé par les assassins qui craignent leurs employeurs. Shadow se tourna vers la porte en soupirant. Et celle-ci explosa.

     


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