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Accepter pour repartir
Andrew abattit sa hache sur le billot de bois qui se scinda en deux. Il se baissa pour ramasser les morceaux qu'il jeta sur la pile derrière lui. Il attrapa une autre bûche recouverte de mousse et la mit debout à son tour, avant de répéter l'opération, inlassablement. Lorsqu'Andrew coupait du bois, c'était rarement parce qu'il en manquait, mais plutôt lorsqu'il avait besoin de libérer le trop plein d'énergie qui pulsait à l'intérieur de lui. Il avait l'apparence d'un homme affable, presque débonnaire, mais, en lui, brûlait un feu perpétuel qui parfois étendait ses souffles incandescents à tel point qu'il devait trouver une activité afin de se défouler.
Depuis qu'il avait retrouvé son fils aîné, il avait retrouvé un espoir pendant longtemps enfoui sous la souffrance et les regrets. Il adorait Ewan, et ces dernières années, il n'avait vécu que pour lui, mais le bambin lui rappelait terriblement Élise, sa mère, si bien que, malgré tout l'amour qu'il ressentait pour lui, avoir son fils avec lui était une torture permanente pour Andrew. Alors, lorsque la douleur était trop forte, il coupait du bois, avec l'énergie du désespoir. Il noyait ses larmes dans la sueur, et sa colère dans un travail domestique. Élise n'aurait pas voulu qu'il cherche à se venger, il le savait désespérément, et jusqu'alors, il avait réussi à canaliser ses pulsions afin d'être un bon père pour Ewan. Mais la réapparition de Grey et surtout le récit qu'il lui avait fait de ses recherches sur ses agresseurs avaient réveillé en Andrew une colère insondable. Toutes les fibres de son corps pulsait de l'envie de se venger, d'annihiler ceux qui avait pris sa femme.
Alors Andrew coupait du bois, et dernièrement de plus en plus fort et de plus en plus longtemps. Ce matin-là, alors que l'aube irisait à peine la rosée glaciale, il frappait plus violemment que jamais. Le sang coulait le long du manche, mais Andrew l'ignorait. La veille au soir, Ewan avait posé des questions sur sa mère. La réapparition de Grey avait beaucoup changé le petit garçon qui désormais osait poser plus de questions à son père. Et lorsqu'Ewan tournait vers lui ses grands yeux noisettes, si semblables à ceux d’Élise, Andrew avait terriblement mal.
Il abattit un fois de plus sa hache, mais, en coupait le morceau de bois en deux, le manche de l'outil se brisa. La main d'Andrew glissa au même moment et vint s'enfoncer dans la cassure du bois. Andrew grogna, et jeta les restes de son arme au loin. Il enleva rapidement les fibres de bois restées dans sa paume puis se dirigea vers la forêt. Lorsqu'il arrêtait de couper du bois, il allait toujours faire une tour sous le couvert des arbres, afin d'écouter la nature et de calmer ses nerfs. Il respirait profondément, ignorant le feu qui brûlait en lui et la douleur qui irradiait depuis sa main. Il repéra alors un bel arbre devant lui, un sapin vigoureux. Sa formation de sculpteur prit le dessus sur le flot de ses pulsions intérieurs, et il s'agenouilla devant le tronc, et posa son oreille sur l'écorce froide. De sa main valide, il donna de petits coups secs sur le bois afin de savoir de quoi il était fait. Un bruit mat. Trop jeune. Il reviendrait dans quelques mois voire quelques années.
En se relevant rapidement, il fut pris d'un vertige. Maudissant autant ses sensations traîtresses que son âge avançant, il secoua la tête pour retrouver ses esprits. Il fit un pas et s'arrêta. Il ferma les yeux. Les pulsations de son cœur s'espacèrent jusqu'à s'accorder sur un rythme lent et profond. Il resta ainsi plusieurs minutes. Il réalisa alors, au milieu du silence de la forêt, que jamais il ne pourrait pardonner la perte de sa femme, ni le rapt de son fils. Mais jamais il ne parviendrait non plus à oublier sa peine. Il pensa à Élise et il se sentit coupable. Il avait essayé, pendant toutes ses années, d'aller de l'avant et de s'apaiser. Jamais il n'y était parvenu. Alors, pour la première fois, il décida d'arrêter d'essayer d'aller contre le flot de sa colère. Au contraire, il lui fit face et l'accepta. Et il décida, de manière presque naturelle, presque évidente, qu'il aurait sa vengeance.
D'un pas vif, il retourna à son chalet. L'intérieur était silencieux, Ewan devait toujours être en train de dormir. Andrew descendit au sous-sol, et sortit d'un coin sombre un coffre de métal poussiéreux. Il l'ouvrit, ignorant le grincement désagréable des charnières restées trop longtemps immobiles. Il en sortit un long objet emballé dans un tissu épais. D'une main, il enleva l'enveloppe et révéla l'objet. C'était une arme, une lame qui mesurait près d'un mètre, avec un seul côté coupant. Dans l'autre côté de la lame était assemblé un long fusil d'un finesse extrême. L'ensemble était fait en acier damas, avec un pommeau de cuivre incrusté d'ébène et d'or. Sur la lame, juste au-dessus du pommeau était gravé en lettres d'or « Je suis la promesse d'un crépuscule infernal, Mon nom est Sombrasier ». Andrew prit son ancien arme et la leva. Il constata avec joie qu'il pouvait toujours la manier avec une certaine efficacité, à défaut d'une grâce perdue.
Andrew avait caché quelque chose à Grey. Il ne lui avait pas dit que lorsqu'il était plus jeune, il avait été pirate sur un vaisseau réputé pour être assez sanguinaire. Lorsqu'il avait rencontré Élise, jeune peintre calme et contemplative, il avait abandonné son activité, mais il avait conservé son arme si particulière qui lui avait valu le surnom d’Épéiste Noir. Andrew ignorait la raison pour laquelle il n'en avait pas parlé à son fils. Sans doute voulait-il le protéger d'une réalité peut-être difficile à accepter alors qu'ils ne s'étaient retrouvés que depuis peu.
Andrew entendit un bruit inhabituel venant de l'extérieur du chalet. Il remonta à l'étage en gardant son arme à la main. Il regarda par la fenêtre et ce qu'il vit l'étonna. Dans son jardin, une énorme ancre était fichée, et au bout de la chaîne qui tenait l'ancre, un gigantesque bateau volant. Des bruits de pas à l'étage lui indiquèrent qu'Ewan avait été réveillé par le vacarme. Andrew sortit et s'avança vers le navire, l'air circonspect.
« Papa ! » fit une voix qui venait d'en haut.
Andrew plissa les yeux et vit Grey qui lui faisait signe depuis la proue du navire. Son père, complètement abasourdi, lui répondit d'un petit signe perdu. Il se trouva fort ridicule avec son arme dégainée pour accueillir son aîné. Il posa l'arme sur une table proche et regarda son fils descendre une échelle de cordes suivi par une dizaine de personnes. C'était un groupe hétéroclite, d'hommes et de femmes qui avaient l'air fatigué. L'un d'entre eux avait même des bandages un peu partout sur le corps. Le bateau lui-même était en sale état. Grey courut vers son père qui embrassa son fils avant de lui demander :
« Euh Grey, tu peux m'expliquer ce qui se passe s'il te plaît ?
- Papa, je te présente l'Elian, dit-il en désignant le navire, et son équipage, ajouta-t-il en montrant le groupe derrière lui.
- Bien, bien, bien... Et depuis quand es-tu pirate, mon fils ?
- Depuis hier, sourit son fils en rougissant.
- Bon, dit Andrew, l'air résigné. Bienvenue chez moi, équipage pirate. »
Les membres de l'équipage se regardèrent, passablement intimidés par le charisme animal du père de leur nouvelle recrue. On sentait même dans le regard de certains qu'ils auraient préférés rester à bord du navire. Andrew regarda l'Elian.
« On dirait que vous avez besoin de réparer. Je peux vous donner un coup de main ? Je suis sculpteur et j'ai quelques notions en mécanique.
- La mécanique je maîtrise, intervint Fenrir. Mais de l'aide ne serait pas de refus. »
En quelques minutes, le travail s'organisa. L'équipage mit à profit l'énorme réserve de bois d'Andrew pour réparer les dégâts causés par les bombes des gardes. Un groupe dirigé par Fenrir retourna dans la salle des machines afin de remettre en état les moteurs, mis à rude épreuve par le départ précipité du Dépotoir.
L'aide d'Andrew fut apprécié. L'équipage fut étonné par son énergie et son humour, si bien que, lorsqu'il proposa que tous mangent chez lui, ils acceptèrent avec plaisir, hormis Crowley qui ne voulait que personne ne lui fasse de la concurrence pour ce qui était de la cuisine, et Shadow qui regardait le calme de la forêt avec une discrète pointe d'envie. Le repas ne fut pas long, et les travaux reprirent toute l'après-midi. Ewan aidait autant qu'il le pouvait, en déplaçant de petits objets ou en apportant de l'eau et de la nourriture aux travailleurs. Au crépuscule, les réparations étaient presque terminées. Andrew, Ewan et Grey avaient décidé de préparer un repas plus élaboré pour le soir. Un repas élaboré qui s'avéra être un énorme festin. Tous s'entassèrent à l'intérieur du chalet autour d'une longue table qui croulait sous les plats. Les bouteilles d'alcool furent débouchées et les discussions variées furent bientôt remplacées par des rires sonores et communicatifs. Lorsque Nef, Lucky et Kasai se retrouvèrent debout sur la table à danser un french can-can éméché, Shadow sortit discrètement. Grey le suivit quelques instants plus tard. Un peu d'air frais lui ferait du bien aussi.
En effet, au dehors, l'air était glaciale et le souffle de Grey formait des volutes de vapeur. Il repéra Shadow, assit sur un rocher en surplomb un peu plus loin. Il s'approcha de lui. Son ami ne tourna qu'un instant la tête avant de replonger dans sa contemplation de la nuit.
« Tu étouffais à l'intérieur ? Demanda Grey.
- Faut croire, dit Shadow, à mi-voix.
- Qu'est-ce que tu penses de l'équipage ? Tu penses que j'ai eu raison d'accepter leur proposition ? »
Shadow réfléchit quelques instants avant de répondre :
« Ils sont bruyants, mais ça va aller. Et puis, un navire pirate volant c'est pas commun.
- Ça tu l'as dit. Eux non plus n'ont pas l'air commun. Mais j'ai comme le pressentiment qu'on a fait le bon choix. »
Voyant que Shadow ne disait rien, Grey poursuivit :
« On y retourne ?
- Vas-y si tu veux, je reste là.
- Tu sais, dit Grey après quelques instants, tu as le droit de t'accorder quelques moments de détente. On est en sécurité ici. Bon, je ne te demande pas de danser sur la table, mais tu pourrais peut-être t'autoriser une pause de temps en temps. »
Une fois encore, Shadow ne répondit rien. Mais Grey ne se démonta pas.
« Ma mère a été tuée lorsque les mercenaires m'ont enlevé le jour où ils ont attaqué mon village. Je ne m'en souviens pas, mais c'est Andrew qui me l'a dit. Il n'en parle pas mais je sens qu'au fond de lui, il l'aime encore, et jamais il ne pourra passer à autre chose, dit Grey avant de marquer un temps d'arrêt. Et moi non plus. Je n'en ai peut-être pas l'air comme ça, mais je n'arrive à tout oublier de ce qu'ils m'ont fait. Je pensais que je leur avais pardonné, mais je me suis rendu compte récemment que non, en vérité. Je ne peux pas. Je ne veux pas. Ni pardonner, ni oublier. Je veux qu'ils souffrent comme j'ai souffert, comme mon père souffre. Je veux leur faire du mal, et je sais que ça ne sert à rien. Je sais bien que leur faire du mal n'enlèvera rien à ma peine, mais quand même. Si ce n'est pas de la vengeance, alors appelons ça de la justice, même si je ne prétends pas pouvoir juger de quoique ce soit. »
Grey s'arrêta de parler et regarda Shadow qui le fixait avec insistance, parfaitement attentif. Grey rougit un peu et continua :
« Ce que j'essaie de te dire, c'est que tu as le droit de vivre quand même. N'oublie jamais la raison de ta colère, je te fais confiance là-dessus, mais qu'elle ne t'empêche pas de sourire de temps en temps. »
Grey regarda Shadow une nouvelle fois, mais, voyant qu'il ne lui répondrait pas, il lui sourit et retourna à l'intérieur du chalet. Shadow le regarda partir. Il s'aperçut qu'il était moins perturbé qu'au début par le sourire de Grey, et surtout, il réalisa qu'il était heureux d'avoir quitté le Dépotoir. De là à sourire certainement pas, mais tout de même. Il descendit de son rocher et décida d'aller boire un verre avec cette équipage de fous.
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