CarterGage, Tango, Tangage

 

Je ne pense pas savoir écrire.
       Je crois que je n'ai jamais su. Ma mère, une femme au grand coeur qui était allée jusqu'à vendre son corps pour nourrir ses enfants n'a jamais eu l'éducation nécessaire pour nous transmettre ce savoir. Mais je ne lui en ai jamais voulu. Comment l'aurais pu-je?
       Je ne pense pas savoir écrire. J'ai toujours considéré que mes lames fendant l'air pouvaient porter mes messages bien plus loin que les mots. Et pourtant, quelque part, j'avais sans doute tort.
       Je ne pense pas savoir écrire, mais les gens autour de moi semblent penser le contraire. Alors peut-être que, quelque part, au fond, je sais écrire.
        Les mots peuvent être aussi aiguisés que l'acier de mes poignards. Les mots peuvent aussi fendre l'air et trancher le vent.
         Et si les mots le peuvent, alors j'écrirais ces mots. Car peut-être qu'au fond de moi, je sais écrire.
         Et que c'est l'une des seules choses que je sache faire...
 
 
        Des brefs coups répétitifs résonnèrent contre la porte du petit bureau, et M.O'Warren passa la tête dans l'entrebâillement de la porte, un sourire jovial et malicieux sur le visage.
       -Hé, Carter! Carter, réveille-toi!
       Le jeune chroniqueur releva la tête, son esprit encore perdu dans quelque phrase vagabondant sur les pages de son manuscrit.
       -Hein? Quoi?
       -Tu as de la visite! Et une visite des plus charmantes...
       -Quoi? Qui ça? demanda Carter en s'étirant et en étouffant un bâillement.
       M.O'Warren adressa un clin d'oeil malicieux et s'écarta pour laisser entrer une magnifique jeune femme. Les longs cheveux blonds de cette dernière flottaient dans son dos et étaient assortis d'un ruban des plus raffinés. Un chemisier élégamment boutonné jusqu'au col marquait sa taille fine et délicate, et une jupe longue recouvrait ses jambes selon l'usage.
       -Ariane?! s'étrangla le chroniqueur alors que ses yeux clairs rencontraient ceux grands, candides et enfantins de sa fiancée. Toi?! Ici?!
       -Je vous laisse! annonça malicieusement M.O'Warren avant de s'éclipser et de fermer la porte derrière lui.
       -Quel accueil, rit Ariane. Je dérange, peut-être?
       -Hein? Ah, non, non, pas du tout, mais... une jeune femme de ta qualité, ici...
       L'intéressée partit dans un rire clair et cristallin.
       Ariane avait toutes les qualités des femmes de la haute société. Une excellente éducation, une présence raffinée, des manières exquises, une tenue parfaite. Cependant, tous les défauts de sa classe sociale, justement, lui faisaient défaut. En effet, l'orgueil, l'avarice et la cupidité lui étaient parfaitement inconnus. Ariane était une jeune femme délicieuse en tous points, une perle rare, que Carter gardait jalousement et protégeait avec amour et passion.
       -Oh la laa, Carter, ton lieu de travail n'a rien d'un marais fangieux et nauséabond, enfin! répliqua Ariane en essuyant une larme, encore secouée par un éclat de rire. Les journaux n'ont rien de rabaissant, tout le monde en lit, personnes aisées comme personnes en situation précaire, voyons!
       -Certes, mais... Et puis, t'accueillir dans cette tenue... bafouilla, gêné, le jeune chroniqueur, en baissant les bras pour désigner sa tenue.
       Lorsqu'il travaillait, Carter avait tendance à négliger sa tenue plus que de raison... En effet, son col ouvert n'était plus couvert par sa cravate qui était un peu trop relâchée. Sa chemise, dont les manches remontées jusqu'au dessus des avant-bras dévoilaient des tâches d'encre sur ses mains, était légèrement froissée, et ses pans sortaient de manière anarchique de son pantalon noir.
       Ariane soupira dans un sourire, et s'avança pour déposer un baiser sur la joue de son fiancé.
       -Carter... je suis tombée amoureuse de toi, pas de ton bureau ni de ton costume...!
       L'intéressé eut un sourire amusé, puis joignit délicatement ses lèvres à celles de l'élue de son coeur.
       -Je t'aime... lui glissa-t-il.
       -Moi aussi je t'aime... répondit la jeune femme dans un souffle chaleureux.
       Ils auraient pu continuer leur échange de regards passionnément amoureux pendant encore de longues minutes, quand M.O'Warren entra brusquement et sans frapper, un air à la fois amusé te préoccupé sur le visage.
       -Euuh... Carter, tu as encore de la visite...
       -Hein? Qui donc?! s'étonna le jeune chroniqueur.
       -Une fille.
       Il y eut soudain un long silence, que brisa finalement Ariane.
       -Carter, nous ne sommes même pas encore mariés que tu me trompes déjà?
       -Hein?! Mais...! Non voyons, bien sûr que non!! bafouilla soudain le chroniqueur, presque outré. Ariane, tu es la seule que j'aime et que j'aimerais jamais, et...
       -Carter. Je plaisante.
       L'intéressé stoppa net son cafouillage verbal avant de lâcher un profond soupir, soulagé, sous le regard amusé de sa fiancée.
       -Je la fais entrer? demanda le père adoptif en partageant le sourire malicieux qu'abordait Ariane.
       -Hein? Ah, euh, oui, oui, fais-la entrer.
       -Tu peux entrer! lança le directeur éditorial dans son dos.
       Quelques pas résonnèrent, et ce fut bien une fille qui entra.
       Enfin, une gamine.
       Blonde, les cheveux coupés courts de manière anarchique et dont les pointes rebiquaient vers l'extérieur, visiblement pas coiffés ou alors dans un style assez marginal, les grands yeux gris-bleu malicieux d'où pointait une forte étincelle d'espièglerie... La fille ne devait pas dépasser les quatorze ans, et pourtant elle semblait déborder d'assurance et d'une maturité teinté d'une petite dose de puérilité. Comme celle qu'abordait ses enfants qui voulaient grandir trop vite. Elle n'était visiblement pas riche, au vu du manteau élimé trop grand aux manches bien trop longues qu'elle portait. Cependant, on voyait qu'elle avait fait quelques efforts car elle abordait un chemisier assez élégant mais terni par l'usure, et de jolis mocassins en cuir. Touche d'originalité supplémentaire, elle portait sur la tête une casquette de chef de gare qui laissait à penser qu'elle avait l'habitude de fréquenter ce genre d'endroits, peut-être même pour y dormir... Néanmoins, plus que tout le reste, un élément de sa tenue retint l'attention de tous et choqua légèrement Ariane, en tous cas plus que son fiancé.
        -Mais...! Jeune fille, montrer ses jambes ainsi est totalement indécent! s'exclama Ariane avec une petite mimique de recul, sans pour autant se montrer sévère ou outrée.
        En effet, la gamine abordait une jupe plissée bien trop courte, et ses jambes n'étaient couvertes que par des bas noirs qui remontaient jusqu'à ses cuisses. Même si cela surpris Carter, cela ne le choqua pas, car il avait en face de lui une fille des rues, à n'en pas douter. Cependant, pour quelqu'un de la haute, la gamine ici présente devait passer pour rien de moins qu'une traînée...
       -Ben et alors? C'est joli, non? rétorqua la fille en arquant un sourcil, abordant un sourire plein d'assurance. Et puis j'm'en fiche, c'est pratique.
       -On peut savoir ce qu'elle fait là? demanda Carter, dubitatif, à son père adoptif.
       -C'est Alfred qui l'a ramenée. D'après lui, il distribuait tranquillement l'édition matinale quand cette gamine lui est tombée dessus. De manière assez agressive...
       -Bah ce neuneu voulait pas me dire où étaient passés les habitants de la maison abandonnée du quartier ouest!
       Carter esquissa un sourire en imaginant la gamine se jeter sur Alfred, ce pauvre gamin qui distribuait tranquillement les journaux à la criée comme lui l'avait fait dans ses jeunes années. Le gosse avait pas dû comprendre ce qu'il lui arrivait...
       Puis soudain, la phrase de la gamine pénétra l'esprit de Carter, qui sursauta violemment.
       -Tu as dis... quelle maison...? fit-il, d'un air sombre.
       -La maison abandonnée, dans le quartier ouest! Vous savez, celle qu'est à côté d'la boulangerie, là! Dans les quartiers pauvres.
       Carter eut une remontée acide.
 
       Il s'agissait de la maison dans laquelle il avait grandit.
 
       -Pourquoi cherches-tu les habitants de cette maison...? demanda gentiment Ariane, en évitant de s'attarder sur l'outrage aux bonne moeurs représenté par la tenue de la jeune fille.
       -Ben... ça vous regarde pas, répondit laconiquement l'inconnue en haussant les épaules.
       -J'habitais dans cette maison, répondit soudain Carter d'une voix sombre, presque menaçante, attirant brusquement la présence des trois personnes qui l'entouraient. J'habitais dans cette maison jusqu'à la mort de ma soeur et de ma mère. Tu vas répondre maintenant?
        La fille le dévisagea attentivement, puis lui offrit un sourire malicieux.
       -Ok. Mais d'abord, présentations! J'm'appelle Josephina Amelia Louise Madelaine Wallaceldan, mais mes amis m'appellent Jo ou Mia. Enfin, si j'avais des amis ils m'appeleraient comme ça. Je viens d'une ville assez loin d'ici au sud, au bord de la mer. Mais bon, on est souvent sur la route, enfin ça arrive, parce que parfois avec mes parents on se joint à un convoi de forrains. Mais bon, pas tout le temps.
       -Ok, et pourquoi tu cherches les gens de ma famille? demanda Carter en arquant un sourcil. Pour ta gouverne, tout le monde est mort chez moi. Sauf moi, bien sûr.
       -Pas tous... corrigea malicieusement Jo.
       Carter croisa le regard de la fillette et déglutit.
       -Mon frère est parti en mer il y a plus d'une dizaine d'années. Même si je ne le considère pas comme mort, dans les faits c'est un peu pareil.
       -Il n'est pas mort... fit la gamine en fronçant les sourcils.
 
       Mon père n'est pas mort!
 
       Un long et pesant silence s'abattit sur la petite assemblée. Personne ne sut combien de temps il dura, mais pour les personnes présentes dans la petite pièce il parut durer éternellement. Finalement, au bout d'interminables minutes, Carter prit la parole d'une voix fébrile.
       -Tu... tu es... la fille de mon frère...?
       -Si tu es bien le frère de mon père. Ton nom?
       -Carter.
       -Ah! C'est bien le nom de mon tonton! J'suis très heureuse de te rencontrer!
       -Ah... Ben, euh... moi de même...
       -Tu as une nièce Carter? fit Ariane, encore éberluée. Pourquoi tu ne me l'as jamais dit?
       -Parce que j'étais pas au courant!! Mais attends... ça veut dire que mon frère n'est pas mort en mer? Il est bel et bien vivant...?!
       -Aux dernières nouvelles... ouaip, répondit Jo. Là, ça fait quatre ans qu'il est parti... Ma mère en profite pour fricoter à droite à gauche, ça m'a énervée, donc j'ai décidé de m'offrir un voyage d'agrément chez mon oncle! ça te dérange pas hein tonton?
       -Alors pour commencer tu ne m'appelles pas "tonton"... fit Carter en se passant une main sur le visage. Puis comment ça se fait qu'il soit jamais revenu nous... me voir? Hein?! Pourquoi ils nous a laissés?!
       -Carter... souffla Ariane en posant une main apaisante sur le bras de son fiancé.
       -Il voulait revenir avec assez d'argent pour acheter une maison neuve pour sa famille, ou un truc dans le genre... répondit Jo en haussant les épaules. Pour ma part, j'ai toujours trouvé qu'il cachait beaucoup de chagrin dans son coeur. La distance entre vous en est sûrement la cause...
       -La distance, hein... répéta Carter en grinçant légèrement des dents. Bon, soit. Au moins j'ai un point de départ pour retrouver mon frère. Je devrais m'en réjouir.
       -T'en réjouir?! Mais fiston, c'est génial!! s'exclama M.O'Warren en donnant une forte accolade au jeune chroniqueur.
       -Ben, euh, ouais, mais... s'il est parti en mer depuis quatre ans... bafouilla Carter, étouffé et embarrassé par la marque d'affection.
       -Moi j'attends qu'il revienne, et je bougerai pas de cette ville, déclara Jo en croisant les bras. J'ai déjà eu assez de mal à faire tout le voyage en me planquant dans le train, je compte pas recommencer une seconde fois!
       -Je suppose que tu peux rester ici... avança le directeur éditorial, pensif. Mais si tu veux être nourrie-logée-blanchie ma grande, va falloir mettre la main à la pâte!
       -J'ai pas peur d'me salir! répondit Joséphina en levant un poing volontaire.
       -Voilà qui est parfait, sourit Monsieur O'Warren. Carter, tu t'occuperas d'elle d'accord?
       -Euh, bah, beuh... s'il le faut... bafouilla l'intéressé, pas si enthousiaste que ça.
       -C'est super Carter! Tu as rencontré une nièce et eu un indice sur l'endroit où habite ton frère! s'enthousiasma Ariane, en attrapant les mains de son fiancé.
       Carter hésita.
 
       Cette Jo était pour lui un tas d'ennuis en perspective. Et son pressentiment était largement justifié...

 

Break d'une escapade nocturne