•  Grey Inaugural

    La bière et le pansement

     

     

     

    En remontant sur l'Elian, j'étais tombé sur Nef. Je ne vis même pas qu'il semblait cacher quelque chose. En me voyant venir, il me sourit, posa sa main sur mon épaule et me dit de le suivre. Je n'eus même pas l'envie de résister. Il m'emmena dans une taverne assez calme, et nous commanda deux pintes de bière. Il ne me posa aucune question et pourtant je me mis à parler sans pouvoir m'arrêter. J'avais chaud, je brûlais intérieurement.

     

    Résonnait encore la fureur que le geste de Valorah avait provoqué en moi. Pourquoi l'avait-elle tué ? Mais ce n'était pas tant son geste que ma propre réaction qui me troublait. Quelle était cette rage destructrice qui m'avait empli le cœur. J'avais peur, peur de ce qui se cachait en moi, peur de ne pas pouvoir contrôler cette colère.

     

    Nef écoutait sans rien dire. Il me fixait et je sentais son regard mais je ne lui parlais pas vraiment. Je commençais à avoir mal à la tête et j'avais besoin de vider mon sac. Je pensais sans doute que parler m'aiderait à y voir plus clair. Je ne me rendais pas compte que les pintes de bière descendait plus vite que je ne pensais. J'avais chaud et la boisson fraîche apaisait au moins un instant mon corps brûlant.

     

    J'en vins presque à regretter d'avoir commencé à chercher des réponses. Bien sûr, c'était stupide puisque sinon je n'aurais pas retrouver papa, je n'aurais jamais fini sur l'Elian. Et au fond, être membre de cet équipage me plaisait, même si s'ajoutait la peur d'un jour décevoir et blesser. De toute ma vie je n'étais jamais resté très longtemps au même endroit. Je me lassais vite, mais surtout je ne pouvais me résoudre à m'arrêter. Les circonstances aussi avaient fait de moi quelqu'un d'adaptable. Ou de changeant.

     

    Je dis à Nef combien je m'effrayais moi-même parfois, mes pensées, mes réactions, mes réflexes. Je haïssais Cavendish, car c'était bien lui, même si Valorah avait fait taire son nom. Je le haïssais pour ce qu'il avait fait de moi, pour ce qu'il m'avait pris, et aussi parce qu'il me faisait le haïr et que je n'aurais de répit que lorsque j'aurais assouvi une vengeance inutile.

     

    Lorsque je pensais à lui, ma haine était si forte, si brûlante que j'avais envie de briser tout ce qui me venait à portée de main. Mais je ne le faisais pas, car j'avais peur. C'est pathétique... Sourire, toujours sourire, car c'était moi au fond de sourire, et pourtant, je ressentais des informations contraires, des désirs inconnus.

     

    Enfin je me tus, et, après avoir fini sa pinte, Nef se mit à parler à son tour. Il me parla de lui, de l'Elian, de moi un petit peu. Il me raconta des histoires et je l'écoutais. Je savais qu'il essayait de me déculpabiliser. Il y arriva. Un peu. Ses mots eurent surtout un goût que je n'avais pas senti depuis longtemps chez une personne que je connaissais en fait assez peu. Le goût de l'amitié, de la bonté. Aucune peur, aucun ressentiment. Seulement une enivrante légèreté parfaitement sincère. Je regarda Nef d'un œil nouveau, et je me dis que le personne qu'il aimerait serait bien chanceuse. Je fus heureux qu'il soit là.

     

    Soudain, en buvant, j’éternuai et ma bière me sortit par là où elle ne devait pas. Nef éclata de rire, et je le joignis bientôt en toussant. Oubliant toute dignité, et sous le regard atterré des autres clients, nous jouâmes comme des enfants avec nos bières. Je riais lorsqu'il faisait des bulles dedans, il s'étouffa en me voyant asperger la table alors que je toussai. Le tavernier dut deviner que notre présence gênait la clientèle car il vint nous voir et nous demanda de quitter son établissement. Nous exécutâmes, hilares, mais avant de sortir, Nef lâcha un rôt. Un de ces rôts spontanés et magistraux qui laissa les autres clients mal à l'aise.

     

    Je ne me souviens pas tellement de ce qu'il s'est passé ensuite, mais nous nous retrouvâmes sur des quais, au bord d'une rivière. Mon métabolisme élimina l'alcool assez rapidement, mais, en voyant Nef s'endormir contre un plot d'amarrage, je perdis toute envie de retourner sur la navire, puisqu'il fallait que je le porte. Je m'assis donc par terre et m'assoupit presque instantanément.

     

     

     

     

     

    Je suis dans une cour. La cour en terre battue d'un temple. Non, pas d'un temple, du temple. Celui où j'ai passé deux années de mon adolescence. Je me souviens de l'entraînement avec les moines, lorsque nous nous poursuivions avec nos bâtons de combat. Je me souviens des séances de méditation et des cours de philosophie de maître Taniguchi. Sauf que dans cette cour, il n'y a personne. Le ciel est rouge. Je ne vois pas le soleil, mais une horrible lumière écarlate me donne la nausée. Je me rends soudain compte que je suis dans une cage, très grande et haute. Une volière.

     

    En face de moi quelqu'un me regarde. Je m'approche un peu et le visage de l'inconnu m'apparaît. C'est moi. Mais avec un air différent tout de même, un air de danger. Une ombre sinistre lui barre le visage. J'essaie de parler mais je n'y arrive pas. J'essaie de faire un pas de plus, mais mes jambes s'emmêlent et je chute.

     

    « Pitoyable. »

     

    Je lève les yeux. L'autre moi me fixe d'un air dédaigneux.

     

    « Tu es juste pitoyable, mon pauvre garçon. Regarde toi là, à chouiner parce que tu as peur. Tu fuis. Tu es lâche. Cavendish t'a donné un potentiel absolu. Tu peux régner. L'Immortel. Mais non, tu préfères rester derrière tes petites potions, avec ton ambition misérable et tes amis stupides. Tu pourrais être un dieu. Tu te contentes d'être un rat. »

     

    Je le regarde avec colère et il se met à rire.

     

    « Tu vas t'énerver maintenant ? Toi qui fais tout pour ne jamais à avoir à écouter ta vraie nature ? Essaye, gamin. Ça fait longtemps que je n'ai pas ri. Essaye de t'énerver et fais moi rire. »

     

    J'essaie de dire quelque chose, mais ma voix se brise. Il éclate de rire.

     

    « Regarde, chaton, regarde le pouvoir que tu fuis. »

     

    Et il prend feu. En un instant, l'autre moi laisse à un magnifique oiseau, entièrement fait de flammes. Ses yeux noirs me fixent et semblent sonder mon âme. Ses ailes majestueuses lèchent les barreaux de la cage. Il est magnifique. Il se met à crier.

     

     

     

     

     

    Je m'éveillai en sursaut, complètement paniqué. Quelqu'un me secouait. Mon poing partit et rencontra la pommette de Nef qui explosa sous la violente soudaineté du coup. Le troubadour tomba en arrière, l'air complètement étonné.

     

    Il me fallut plusieurs minutes pour arriver à me calmer. J'entendais encore le cri de l'oiseau dans mes oreilles. Lorsque enfin je pus penser correctement, je levai les yeux vers Nef qui me regardait d'un air inquiet. Il ne semblait pas avoir mal, mais sa pommette était en sang. Son œil était déjà noir.

     

    « Je suis désolé, soufflai-je, mortifié.

     

    - Oh, ça ? C'est rien. Tu vas bien ? Demanda Nef, suprêmement indifférent à sa blessure. Tu gémissais dans ton sommeil et tu étais brûlant.

     

    - Oui, oui... Rentrons. Il faut que je te soigne. »

     

    Nous retournâmes vers l'Elian. Nef me regardait d'un air inquiet, je devais avoir mauvaise mine, et je le regardais d'un air coupable, car lui avait effectivement mauvaise mine. Le pont du navire était désert. Nous descendîmes les escaliers vers l'infirmerie. Nous faillîmes rentrer dans une Fenrir aux yeux rougis qui en sortait une fiole à la main. Elle cligna les yeux en voyant la joue de Nef, qui dit en souriant : « Un gang » avant qu'elle ne file dans la salle des machines.

     

    Je fis de mon mieux pour soigner Nef qui attendait patiemment que ça se passe. Je ne lui dis pas, mais deux centimètres plus haut et je lui aurais sûrement causé des dommages irréparables à l’œil. Je lui donnai une potion régénérante qui réveilla l'alcool dans son organisme. Il se mit à rire doucement en chantonnant pendant que je rangeais mes affaires. Ce que je craignais s'était produit. Je regardai Nef loucher sur son doigt et je me demandai qui serait le prochain.

     

     

     

    G

     


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