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L'Ombre et le Phénix
Ce fut comme souvent avec les premières lueurs de l’aurore que Shadow s’éveilla. Le temps était encore désespérément clair pensa-t-il. Déjà 3 mois qu’il était installé là, dans les haubans d’un vieux navire à scruter cet horizon limpide et à son grand dam aucun nuage ne venait troubler ce bleu infini. Seul le petit transporteur hebdomadaire venant ravitailler le Fort en provisions et permettant de faire un roulement de la garnison troublait chaque cinquième jour de la semaine à 11h le calme absolu du quais. Mais impossible de s’échapper par cette voie, trop de risques, aucune chance de retour en cas d’échec, un autre Fort six fois plus grand sur la terre ferme qui serait mis en alerte aussitôt (d’après les informations glanées au fil des conversations entre gardes auxquelles il avait assisté) : sauter directement dans le vide de la jetée semblerait moins déraisonnable. Commençant à regretter le couvert de sa Jungle et se maudissant d’avoir précipité son départ, il faillit laisser échapper Requiem qu’il polissait avec soin quand il aperçut ce point noir à l’horizon. Se pourrait-il … ? Oui, il lui semblait distinguer une forme se dirigeant vers lui dans la clarté naissante du jour nouveau. En effet, une vingtaine de minutes plus tard, la forme d’un navire volant vers le Dépotoir se détachait sur la Mer de Nuages. Il avançait doucement, il serait là en début d’après midi. En effet, peu de temps après que le Soleil ait dépassé son zénith un transporteur léger accosta avec à son bord l’équipage affublé des uniformes de la compagnie chargée du transit de passagers depuis la terre ferme. Ah, et bien sûr son passager. Ce fut ce dernier qui posa en premier un pied sur la jetée. Examinant celui qu’il voyait comme sa porte de sortie, Shadow fut alors marqué par le jeune homme qui avançait maintenant sur le quais. En effet, il y avait quelque chose dans sa démarche de déterminé et autre chose dérangeait Shadow. Il décida de se rapprocher en se coulant dans les recoins d’obscurité qu’offrait la muraille, glissant ombre parmi les ombres. Il put se rapprocher suffisamment pour le voir traverser le couloir menant à la grande herse principale. Et il vit ce qui le dérangeait chez lui : il souriait ! Au bout du monde, dans le cloaque de l’humanité, où ne régnait que violence, douleur et mort, ce type souriait comme s’il était content d’être ici ! De plus en plus intéressé, Shadow se rapprocha suffisamment pour prêter l’oreille aux raisons qui ont poussé cet inconnu à venir se perdre en ce lieu de perdition.
Le voyage avait été particulièrement inconfortable, non seulement parce que Grey avait dû faire des pieds et des mains pour que quelqu'un accepte enfin de l'amener jusqu'au Dépotoir, mais aussi et peut-être même surtout parce que le croiseur transportait à son bord une bande de brutes alcoolisées qui voulait s'engager dans la Garde de la prison. Des brutes pour qui discrétion et politesse étaient deux notions parfaitement abstraites. Dès qu'un de ces odorants personnages passaient près de Grey, celui-ci manquait de vomir, tant l'odeur de sueur et d'alcool était forte. Il fut donc à ce point soulagé en arrivant sur l'île que, malgré la vue désolante des constructions et des habitants du lieu, il ne put s'empêcher de sourire. D'autant plus qu'il avait atteint son but.
Grey observa un instant la faune qu'il avait devant les yeux, et se dit que les brutes du croiseur seraient parfaitement à leur place ici. En effet, les hommes présents sur le quai, Grey ne vit pas une seule femme, étaient tous des colosses à la mine patibulaire qui étaient en train de débarquer la cargaison du croiseur. Beaucoup étaient assis contre un mur ou étalés dans la fange, une bouteille à la main, mais il n'y avait dans cette ivresse aucune joie, aucun amusement, seulement la volonté de trouver un échappatoire. Même les bâtiments, faits de bardages de bois sales, et dont les fenêtres crasseuses ne devaient laisser passer aucune lumière, semblaient tout aussi malheureux que leurs occupants. Grey ne put s'empêcher de penser que la vue de toute cette crasse miséreuse lui donnait furieusement envie de nettoyer, aussi, riant un instant, il faillit ne pas voir l'ombre qui s'était levée sur un rafiot proche et qui regardait dans sa direction. Grey jeta un rapide coup d'oeil et ce qu'il vit le fit sourire. Oui, cette île allait être vraiment très intéressante. Il repéra un garde en train de loucher sur sa lance, l'air perdu de celui qui la veille au soir à un peu trop abusé de la boisson. Grey s'avança vers lui d'un pas décidé.
«Bonjour. Belle journée n'est-ce pas? Dîtes-moi, pourriez-vous avoir l'amabilité de m'indiquer la direction de la Prison s'il vous plaît ?»
Le garde le fixa un instant, et Grey put lire dans ses yeux que, par ici, on avait pas l'habitude de commenter la météo. L'air bête du gaillard le fit pouffer intérieurement, mais il s'efforça de garder un air de pure sympathie.
«Aller à la Prison c'est interdit mon gars, alors vas faire un tour avant que je te colle au trou.»
Cette fois, le garde dut voir la lueur d'amusement dans le regard de Grey car il fronça les sourcils, ce qui le fit ressembler à un gigantesque bouledogue suspicieux. Grey parvint tant bien que mal à garder son sérieux.
«Mais mon cher ami, même s'il est interdit de s'y rendre, il doit tout de même bien exister un moyen d'y aller, n'est-ce pas?
- Mais bien sur, tu nous prends pour des débiles? On y va soit par la Jungle soit par le tunnel du Réseau qu’on m’a chargé d’garder. Mais après y a un mur donc si tu n'as pas la clé, faut que tu sois bon à l'escalade.
- Merci mon brave pour votre aide précieuse.
- Mais...»
Le garde le regarda partir avec la désagréable impression de s'être fait rouler, mais voyant que Grey prenait la direction de la Jungle, il se dit que le problème serait bientôt réglé. Quelques minutes plus tard, occupé à jouer aux dés avec les autres garde, il avait déjà oublié le curieux personnage qui venait de lui faire dire ce qu'il était sensé garder secret.
Grey décida de passer par la Jungle. D'une part parce qu'il ne savait pas où se trouvait l'entrée de ce Réseau et d'autre part car il ne résistait jamais à l'envie de faire un tour en forêt. Il fut peiné de voir que la Jungle en question semblait malade, presque au bout de sa vie, comme un lépreux prêt à succomber à son agonie. Les arbres étaient mornes, leur tronc affreusement tordus. Sur le sol peu de plantes, si ce n'était une sorte d'herbe rase et grisâtre. Cependant, Grey n'hésita pas un seul instant. Jetant un rapide regard vers le port, il vit que l'ombre l'avait suivi. Il regarda la forêt, le sourire de retour sur ses lèvres, et s'enfonça dans le bois triste.
Shadow vit le jeune homme parlementer pour tenter de convaincre le garde de le mener au Trou. Quel genre d'individu voudrait s'aventurer dans la prison de plus haute sécurité du pays? Néanmoins, face au refus du garde notre drôle de spécimen, plutôt entêté, attendit que les gardes retournent à leurs occupations et franchit la muraille entourant le Fort des gardes et s'engagea dans les sous-bois. Shadow voyait sa porte de sortie s'élancer le sourire aux lèvres vers une mort certaine. Cette partie de la Jungle était bien différente de celle où il avait grandi, plus à l'Est avec sa végétation luxuriante mais mortelle et ses grands arbres élancés à l'ombre desquels vivaient de nombreuses espèces animales. Elle était plus sombre, plus mystique, plus tortueuse et angoissante par son silence de plomb. Cette partie était celle des Zaarks, ces reptiles volants bipède évolués. La nourriture est rare sur leurs terres et Shadow les entendait déjà se rapprocher et commencer à les encercler. Il ne pouvait laisser mourir l'homme en qui il plaçait ses espoirs. Silencieusement il se plaça derrière le jeune homme, lui plaqua une main sur la bouche, Requiem sous la gorge et l'entraîna dans une cavité naturelle proche en lui soufflant un : "Pas un bruit " . Une fois sûr que le danger était écarté, Shadow relâcha le jeune homme :
«Des Zaarks était après vous. J'ai cru comprendre que vous vouliez accéder au Trou, peu m'importe pourquoi cette folie mais je peux vous proposer un marché : je vous y fait entrer, je vous en fait sortir et en échange je me cache sur le croiseur qui vous a amené», lui adressa Shadow d'une voix froide et méthodique
Grey cligna des yeux et sourit.
«D'accord, dit-il.»
Encore ce sourire qui intérieurement perturbait Shadow. Il avait accepté même s'il n'était pas bavard, tant mieux pas de perte de temps inutile, il était urgent de sortir de la zone.
«Suis-moi, lui adressa-t-il quelque soit ton nom ... , ces derniers mots à peine murmurés.
- Par contre, si on doit coopérer, ce serait pas mal qu'on connaisse nos noms même si visiblement tu n'en as pas grand chose à faire, dit il d'un ton jovial. Je suis Grey.
- Shadow» , lui répondit froidement son interlocuteur"
Il y eu un silence.
«Bon bah... On y va ou on leur sert le petit-déjeuner?»
Un trait d'humour, si insolite en ce lieu, cela rappelait de vieux souvenirs à Shadow, mais il dû bien reconnaître qu'ils n'étaient pas en sécurité. Après un bref «En route.», ils sortirent de leur cachette et reprirent la route dans les sous-bois prêtant attention au moindre bruit. Mais on ne s'aventure pas sur le territoire des Zaarks sans peine, et bientot ces féroces prédateurs se mirent à les traquer. Shadow les entendit se rapprocher, il les connaissait et décida donc de forcer le pas avant de se faire encercler. Il restait quelques centaines de mètres avant de pénétrer dans la haute Jungle, déjà la végétation au sol avait changé, épaissi, Grey et Shadow courraient pour semer leurs opposants. Mais cela ne suffirait pas, le cercle allait se fermer. Grey l'avait senti et il attrapa son bâton de combat suspendu dans son dos. Ils seraient submergés par le nombre s'ils décidaient de se battre. Bien qu'il n'aimait pas cette méthode, Shadow accéléra encore sa course et au moment où le cercle encore invisible des prédateurs se refermait il sortit Nightmare, visa à mi hauteur dans la végétation face à lui et tira. Le "clac" léger mais sec du pistolet à flèches fut suivit d'un cri bestial de douleur. Ils coururent tout droit, franchissant le cercle de leurs poursuivant pendant encore un moment mais les Zaarks ne les suivirent pas dans la Jungle. L'environnement avait changé, la faune était bruyante bien qu'invisible. Les 2 jeunes hommes marchaient prudemment, attentifs. La traversée de la Jungle, bien que longue se déroula presque sans accroc. Le seul évènement marquant fut l'attaque d'une sorte de rongeur volant qui se laissa tomber sur Shadow et le mordit profondément laissant avec sa salive un poison neurotoxique potentiellement mortel dans la morsure. Grey fut réactif et terriblement précis, envoyant le rongeur dans les feuillages d'un habile tournoiement de son bâton.
Grey réagit instantanément. Shadow essaya de résister à la douleur mais il dut s'asseoir, ses forces le quittant à mesure que le venin se répandait dans ses veines. Grey passa ses mains au dessus de la blessure, les yeux à demi clos. Il cherchait, et rapidement il trouva la source du mal. Il se pencha vers Shadow et commença à aspirer le sang vicié de la morsure, qu'il recrachait au fur et à mesure. Lorsqu'il fut satisfait, il sortit de son baluchon une potion brunâtre qu'il fit boire à Shadow, avant d'appliquer sur la blessure un onguent à la forte odeur d'iode. A peine le remède toucha-t-il la zone ouverte, Shadow dut mordre son poing pour ne pas crier. Grey palpa la zone de la morsure quelques instants, puis se mit à ranger toutes les affaires qu'il avait sorti. Avant de remettre son baluchon sur son dos, il en sortit une petite fiole d'une liquide vert pomme. Lorsqu'il le déboucha, une odeur pestilentielle se fit rapidement sentir. Grey en enduisit ses mains puis celles de Shadow qui se bouchait le nez, l'odeur s'ajoutant à la nausée causée par la blessure.
«Les animaux qui ont un bon odorat le supporte encore moins que nous. On sera tranquille je pense.»
Il aida Shadow à se relever. Grey lui proposa son aide, mais le jeune homme refusa.
«Tes remèdes sont efficaces, je me sens déjà mieux, dit-il en s'étirant.
- Ouais ben n'exagère pas quand même. La prochaine fois fois je ne serai peut-être pas là.»
Grey semblait inquiet pour Shadow, toute trace d'humour et de jovialité partie de son visage. Mais, voyant que son compagnon reprenait la route, il soupira et le suivit. En grommelant tout de même quelque chose à propos de convalescence et de prudence.
Ils atteignirent le Réseau sans autre incident. Shadow était frustré de s'être laissé attaquer par cet animal. Il avait appris à en éviter les embuscades mais son esprit était accaparé par le fait qu’il veillait sur Grey. Il fallait que son entreprise réussisse et que donc Grey s'en sorte car sans lui, le cargo ne partirait pas. Mais le tiraillement de sa blessure l'arracha à ses pensées. Cela lui ferait une cicatrice de plus ajoutée aux autres qui représentaient autant d'erreurs commises. La Jungle ne pardonne pas. Mais maintenant c'était le Réseau et son dédale de ruelles qui s'étendait devant eux. La luminosité commençait à baisser, les activités nocturnes allait reprendre. Ils devaient atteindre la forge avant la nuit. Shadow connaissant ce labyrinthe mieux que ses propres poches les guida sans encombre et en évitant de croiser qui que ce soit jusqu'au lieu où il exerçait avec adresse ses talents pour la métallurgie. Pour entreprendre l'impossible, à savoir l'ascension du Mur il leur faudrait du matériel, notamment des harnais et des pieux. Il avait peu de temps mais le forgeron s'attela à la tache se concentrant sur ce qu'il faisait laissant ainsi Grey à ses occupations. Ne forgeant pas une lame mais de simples accessoires d'escalade, il le fit sans un mot, le silence déchiré uniquement par les flammes qui crépitaient et le bruit de ses outils travaillant l'acier.
La nuit était en train de tomber. A l’horizon, les nuages s’amoncelaient, annonçant un orage imminent. Déjà, le vent sifflait dans les ruelles sombres. Grey frissonna et regarda Shadow, en plein travail à l'intérieur de la forge. Sa technique était franche et efficace. Le temps jouait contre eux, car s'ils pouvaient profiter de l'obscurité pour passer inaperçu, les rafales et la pluie qui s’annonçaient allaient grandement ralentir leur progression. Shadow venait de finir un piolet. Il se remit à l'ouvrage. Grey ne savait pas quelle était la force qui le poussait à avancer, mais il respectait son silence. Il frappait sur son bout de métal avec énergie et Grey n'arrivait pas à savoir si elle lui venait de l'espoir ou du désespoir. Grey savait que Shadow avait été blessé car il avait son attention portée sur lui. Pendant un instant, il avait cru voir dans son regard un espoir inespéré lorsque Grey avait accepté de voyager avec lui bien qu'il l'ait vite remplacé par son impassibilité habituelle.
«Shadow, il faut que tu saches quelque chose.»
Le forgeron arrêta un instant et le regarda d’un air froid. Grey sortit la dague dont le fourreau ceignait sa cuisse, et s’entailla la paume. Sous le regard étonné de Shadow, la blessure se résorba doucement, ne laissant plus qu'une mince marque rouge.
«Tu vois, je peux m'occuper de moi même.»
Shadow demeura interdit un instant puis hocha la tête et se remit à l’œuvre. Grey se retourna et regarda sa paume. Il savait qu’il allait bientôt connaître un peu mieux son histoire. Quelques minutes plus tard, Shadow s'approcha de lui les bras chargés de matériel d’escalade. Grey sourit.
«Ce mur, on va se le faire.»
Après leur traversée du réseau, plusieurs détours afin d'éviter des gangs, ils arrivèrent au pied du Mur, balayé par les violentes bourrasques de la tempête. Grey et Shadow se harnachèrent du mieux qu'ils purent et commencèrent leur ascension. Au fur et à mesure de leur progression, ils accrochaient des anneaux et faisaient passer à l'intérieur une corde, afin de faciliter leur retour. Le vent glacial eut bientôt fini de geler leurs doigts et leurs pieds, rendant leurs mouvements maladroits. Ils avançaient péniblement, leur attention entièrement mobilisée pour assurer leurs prises. Plusieurs fois ils dérapèrent, ne se rattrapant que grâce à leurs réflexes et s'aidant l'un l'autre.
Finalement, Shadow arriva en haut du mur. Il rampa sur quelques mètre et une fois en sécurité il roula sur le côté, le visage protégé par son bras. Grey parvint à côté de lui, soufflant et toussant. Puis, il parvint à jeter la corde de l'autre côté du mur. Shadow le rejoignit tant bien que mal et ils entamèrent la descente qui fut plus rapide mais non moins épuisante que la montée. Là encore, ils manquèrent de tomber plusieurs fois, et si le froid engourdissait encore leurs mouvements, ils étaient protégés du vent. Une fois arrivés en bas, ils rampèrent à l'abri d’un appentis et, protégés par l'ombre bienfaisante, ils purent se reposer de l'exploit qu'ils venaient d'accomplir.
Shadow n’était entré qu’une seul fois dans la prison et la personne qu’il allait chercher ne s’en était pas sortie. Il espérait qu’il en serait autrement cette fois-ci, et au vu des capacités régénératrices de Grey ils avaient peut être une chance. L’orage grondait toujours et semblait s’amplifier, le moindre éclair menaçant de révéler leur position. Shadow devait les guider mais pour cela il devait savoir quoi chercher. Il demanda donc à Grey quel genre de personne il était venu chercher dans le Trou. Celui-ci lui répondu d’un ton étrange : “Un médecin” . La première fois que Shadow était entrée dans cette prison, il avait été piégé pendant près de 3 mois avant de réussir à s’enfuir mais n’avait jamais entendu parler d’un médecin : «En sais-tu plus sur cet homme?» lui demanda-t-il en quête d’une piste afin de pouvoir s’orienter. «Cellule 413, quartier Ouest, niveau 3, lui répondit son allié, la flamme de la détermination dans les yeux.» Shadow regarda alors autour de lui. Le Trou, une prison sous la forme d’un labyrinthe de couloirs et de cellules sur six étages creusé sous le niveau du sol avec au centre une grande cour menant à la mine de charbon du quartier Est, le tout protégé par le Mur d’enceinte. Le jour travail forcé à la mine, le plus productif étant le mieux nourri, cela créant de gigantesques pugilats lors de désaccords. La nuit, le couvre-feu, tout les criminels parqués dans leurs cellules respectives, des gardes à chaque intersection. Dans la pénombre, Shadow se repéra : pour atteindre la cible ils avaient trois étages à monter, neuf gardes à éviter et une partie de la cour à traverser. La pluie violente maintenant masquerait les bruits mais les éclairs risquaient à tout moment de les faire remarquer, il fallait faire vite. Il fit alors signe à Grey de le suivre et ils s’élancèrent se déplaçant rapidement et silencieusement, cherchant le couvert dès que possible. Il gagnèrent rapidement la première intersection. Shadow écouta : une respiration rauque, une autre plus légère, la garde avait été doublée. Il sortit de l’ombre et frappa, Grey à sa suite. Une fois les deux gardes gisant dans leur sang, Shadow regarda son compagnon de route qui semblait contrarié. Ce n’était pas la vue du sang qui dérangeait Grey, mais il se refusait à tuer froidement des innocents, et en fit part à Shadow. L’assassin lui répondit que dans ce cas aucun autre choix ne s’offrait à eux, ils auraient à repasser par ce chemin et qu’assommer les gardes c’était risquer de retomber sur eux éveillés au retour. Ils franchirent ainsi encore six intersections. Il n’en restait que deux mais pour cela il devraient franchir une partie de la cour à découvert. Six gardes discutaient en cercle au milieu du passage. Ils étaient coincés. Voyant le désarroi de son guide, Grey eut une idée :
«Je peux ?» demanda-t-il de manière rhétorique tout en commençant à fouiller dans son baluchon.
Il mélangea habillement plusieurs pâtes les une avec les autres, toutes très odorantes (Shadow pensa alors qu’il affectionnait particulièrement les onguents aux fragrances écœurantes) et y ajouta quelques plantes. Il mit ensuite sa mixture dans une sorte de capsule en verre pressurisée. “Retiens ta respiration”, conseilla-t-il à Shadow (qui le faisait en réalité déjà depuis un moment tant l’odeur était insupportable). Et il lança adroitement la capsule au milieu des gardes. Celle-ci éclata, répandant un gaz qui, combiné aux ingrédients ajouté par l’expert en substances naturelles qu’était Grey, endormit les gardes en quelques secondes. Presque vexé mais très reconnaissant, Shadow repris sa méthode pour franchir les deux dernières intersections en essayant toutefois que la mort soit la plus rapide possible pour ces pauvres gardes. Ils arrivèrent alors enfin devant la cellule.
Grey laissa Shadow crocheter la serrure. Il souffla doucement et entra dans la cellule, en refermant la porte derrière lui. L’odeur qui régnait dans la pièce était étouffante, mélange de sueur, de maladie et de désespoir. Les éclairs qui tonnaient à l'extérieur éclairaient la pièce par la seule ouverture autre que la porte, une lucarne à barreaux au plafond. Grey regarda au fond de la cellule. Une masse sombre y était couchée, sur ce qui semblait être les restes d'une couverture. La forme bougea, et s'appuya sur un coude afin de voir qui venait le déranger. Lorsqu'il vit Grey, il grogna d'une voix cassée.
«Qui êtes-vous?»
Grey s'approcha doucement afin de plonger son visage sous la lumière de la lucarne.
«Salut. Tu te souviens de moi j'espère?»
Grey souriait, et parlait d'une voix douce et amusée.
Une lueur de panique passa dans le regard de l'homme qui se relevait tant bien que mal. Une barbe éparse mangeait son visage. On pouvait voir en lui les vestiges d'une beauté passée.
«Tu es... Non, c'est impossible... Le laboratoire a brûlé!
- Je suis ravi de voir que tu as encore toute ta tête. J'avais peur que le travail ici ne t'ait abruti mais je t'ai sous-estimé apparemment. Et pour ce qui est de l'incendie, c'est moi qui l'ai déclenché.»
Devant le regard effrayé de l'homme, Grey éclata d'un rire jovial.
«Tu n'as pas été facile à retrouver tu sais, dit-il, comme s'il parlait à un ami proche. J'ai eu beaucoup de mal, mais, te retrouver n'en est que plus réjouissant."
- Tu vas me tuer ?»
Grey fit une moue boudeuse.
«Oh ben non... Je n'ai pas fait tout ce chemin juste pour te tuer. J'ai quelques questions pour toi.
- Et tu crois que je vais te donner ce que tu recherches?
- Oui.»
La certitude absolue dans le ton de Grey ébranla la colère de l'homme.
«Réfléchis, tu es ici pour le reste de ta vie. Tu ne te sentirais pas moins seul si tu savais que tes anciens amis étaient enfermés eux aussi? Ce n'est pas juste que tu sois le seul en prison alors que vous étiez beaucoup plus à travailler sur le projet...»
L'homme se mit à trembler et dut s'asseoir afin de ne pas tomber. Quel monstre avaient-ils créé?
«Tu veux des noms? C'est ça?
- C'est un début...
- Il n'y en a qu'un seul que tu dois connaître.
- Et quel est-il? demanda Grey, avec toujours le même ton aimable.
- Tu connais le Docteur C, je suppose.
- Oui, mais il est mort dans l'incendie, n'est-ce pas?
- Non! Mais il a fait croire que toi tu étais mort dans l'incendie! Il a changé d'identité, il a fait éliminer la majorité des anciens qui ont travaillé sur le projet. Moi, il m'a mis ici parce qu'il avait besoin de moi. Je sais des choses qu'il ignore et qu'il espère me faire dire un jour. Mais ça n'arrivera pas! cracha-t-il d'un ton empli de dégoût.
- Et quelles sont ces choses que tu sais et qu'il ignore ?»
L'homme le fixa, comme s'il le jaugeait.
«L'endroit où on trouvé les machines.»
Le silence de Grey l'incita à continuer de parler.
«J'ai fait partie de l'expédition qui les a trouvées. On en a ramené quelques unes mais la majorité n'ont pas bougé, il était impossible de les déplacer. Mais ce que ce débile ignore, c'est que quand nous avons voulu retourner les chercher, elles avaient disparu! On s'est bien gardé de lui dire. C'est mon sauf-conduit.
- Et le docteur C, qui est-il à présent ?»
L'homme le regarda avec dédain. Le sourire de Grey s'était envolé.
«Mon pauvre garçon, tu t'attaques à bien plus fort que toi. Tu veux savoir qui il est. Je vais te le dire. C'est Lord Cavendish, ça te dit quelque chose? Le bras droit du patron de la plus grande entreprise de production de valiôm au monde! Tu penses qu'un petit monstre comme toi peut quelque chose contre lui? Laisse moi rire... Cavendish est à moi, et quand je sortirai d'ici, c'est moi qui lui réglerai son compte.
- Qu'est-ce qui te fait croire que tu vas sortir d'ici?
- Tu as bien réussi à venir ici, pourquoi je ne pourrai pas en sortir ?»
Grey avança d'un pas et s'agenouilla devant l'homme, toujours à terre. Toute sa jovialité avait quitté son visage, et il ne restait désormais qu'un détachement glaciale. Soudain, Grey attrapa l'homme à la gorge et le jeta face contre terre, puis d'un seul mouvement, il sortit sa dague et lui trancha les tendons d'Achille. L'homme hurla sous le coup de la douleur. Grey prit l'homme par les cheveux et lui souffla à l'oreille.
«Comme ça tu ne pourras pas t'échapper.»
Il rengaina sa dague et sortit de la cellule.
Shadow qui avait entendu le cri soupira et leva les yeux aux ciel, pour passer inaperçu s’était raté. L’évasion était désormais compromise, ce n’était pas la prison de plus haute sécurité au monde pour rien. Ils reprirent le chemin de l’aller croisant les cadavres des gardes et arrivèrent dans la cour. Les somnifères avaient été efficaces puisque les six gardes dormaient toujours mais le cri de l’homme dans la cellule avait alerté tout le monde et déjà les sirènes hurlaient et les gardes affluaient. Ils s’élancèrent alors en courant dans le dédale de couloirs, tentant de semer leurs poursuivants. Tout en courant, Grey sortit de son baluchon des poudres, des crèmes et des plantes qu’il commençait à mélanger lorsqu’ils débouchèrent sur la plateforme au dessus de laquelle étaient suspendues les cordes avec lesquelles ils étaient arrivés. Et entre eux et les cordes, une vingtaine de gardes les attendaient. Il était trop tard pour reculer car derrière eux ils entendaient déjà le groupe qui leur courrait après. Ils allaient devoir se battre. Shadow sortit rapidement ses dagues et s’élança suivi de Grey qui avait saisi son bâton. Commença alors sous le ciel déchaîné une danse mortelle, les éclairs se reflétant dans les dagues et des gerbes d’eau jaillissaient dès que le bâton tournoyait. Au bruit du tonnerre et du son strident des sirènes qui ne cessaient pas commençaient à se mêler les râles des blessés et un grondement venant des cellules, les criminels éveillés de leur sommeil qui hurlaient insultes ou paris sur la survie des fuyards. Les deux combattants n’avaient pas un instant de répit et ils n’arrivaient plus à progresser, le nombre de gardes morts, blessés ou assommés étant remplacé par un flux constant de la garnison. Leurs chances de survie s’amenuisant avec la fatigue, Grey intervint. Il sortit la décoction qu’il avait préparé en courant et tenta d’y mettre le feu. Pendant qu’il s’efforçait à faire jaillir une étincelle sur la poudre trop mouillée Shadow redoubla d’effort pour les protéger frappant plus vite et plus précisément. Mais cela ne suffisait pas ils allaient être acculés. Grey vit alors Nightmare toujours attaché dans le dos de Shadow. Il s’approcha, et planta un chiffon contenant la décoction sur une des flèches qui accompagnaient l’arme. Shadow comprit alors le message, et en un tour de main chargea le pistolet de cette flèche et tira en l’air. Un éclair attiré par la pointe de la flèche la frappa, embrassant le chiffon qui s’enflamma. Des gerbes de flammes résistant aux assauts de la pluie jaillirent alors du chiffon faisant ainsi pleuvoir du feu sur leur assaillant. Grey qui avait réagi en un instant avait jeté sa cape sur lui et son allié afin de les protéger de ce déluge de flammes. Ils profitèrent alors de la confusion provoquée par le feu et écartèrent les gardes enflammés pour rejoindre les cordes qui par miracle avaient été épargnées. Il grimpèrent alors aussi vite que possible le long de la muraille, pendant que les coups de feu des gardes les plus réactifs commençaient à se rapprocher. Grey fut touché à l’épaule et décrocha. Il se rattrapa in extremis à la main tendu de Shadow qui le hissa sur une corniche. Une balle atteint alors la jambe de Shadow qui s'agrippa au bâton de Grey. S’aidant l’un l’autre ils se hissèrent jusqu’en haut du mur. Ils durent alors affronter le vent et la pluie qui menaçaient à tout moment de les faire basculer vers le bas et une mort certaine. Ils commencèrent à se harnacher pour entamer la descente quand la foudre frappa. Elle toucha la roche à côté de Grey d’une telle force que celle-ci se brisa, entraînant ce dernier dans sa chute. Il lutta pour se retenir mais son épaule touchée le faisait souffrir malgré la régénération accrue de son métabolisme et il glissa. Il buta sur plusieurs corniches, attrapa des aspérités de la roche pour tenter de ralentir sa chute mais il continuait de tomber et vint finalement s’écraser sur une habitation de fortune au pied du Mur. Shadow qui s’en voulait de n’avoir pas su réagir à temps pour le retenir descendit le plus rapidement possible compte tenu de rafales de vent qui secouait sa corde et de la pluie qui rendait ses prises glissantes. Il dérapa plusieurs fois mais finit par atteindre le sol pour constater l’inévitable. Grey gisait là, dans les planches de bois brisées et les morceaux de tissu déchirés, son sang maculant le sol. Il ferma un instant le yeux, et un sentiment qu’il croyait l’avoir déserté l’envahit : la tristesse. La tristesse non pas seulement d’avoir perdu sa seule chance de s’enfuir un jour de ce monde misérable mais aussi d’avoir vu périr ce jeune homme qui avait apporté un peu de sa joie de vivre sur le Dépotoir. Il allait se retourner lorsqu’il entendit un son métallique. Il ouvrit les yeux et vit la balle qui avait touché l’épaule de Grey un peu plus tôt rouler sur le sol. Ce son fut suivi d’un grognement qui ressemblait à «Quelle note pour ce plongeon?». Et Grey se redressa. Pour la première fois depuis longtemps un léger rictus vint déformer le visage impassible de Shadow. «Ce n’est pas encore un sourire mais on progresse», pensa alors Grey avant de sombrer dans l’inconscience. A l’aube, Grey s’éveilla, ils étaient dans la forge de Shadow qui avait empaqueté quelques outils. Ils mangèrent un morceau avant de se mettre en route, Grey ayant profité du petit déjeuner pour extraire la balle et panser la jambe de Shadow. Ce dernier les guida afin qu’ils empruntent un chemin sûr en direction du Fort des gardes qu’ils devaient atteindre avant la fin de la journée, car l’information de leur escapade dans le Trou ne devait en aucun cas les devancer. Sur la route, Grey entama une discussion sur les onguents qu’il avait employé pour soigner la jambe de Shadow et ce dernier bien qu’attentif à l’environnement décida ensuite de lui parler des systèmes qu’il avait forgé. La discussion dériva et Grey en vint à parler de son passé, dévoilant son histoire et les motivations qui ont fait de lui l’homme qu’il était. Shadow comprit mieux sa détermination et cette joie de vivre qu’il avait. Il découvrit aussi les raisons de ce métabolisme si surprenant. Shadow se confia à son tour, et à travers ce récit Grey apprit les raisons de la froideur de son guide et la provenance du masque si particulier dont il ne se séparait jamais. Ils arrivèrent quelques heures avant le crépuscule aux abords du Fort, toujours en conversant à voix basse lorsqu’ils entendirent un «SALOPERIES DE PIAFS» tonitruant suivit d’un cri de rage mêlé de douleur et de plusieurs explosions. Ils s’élancèrent vers le bruit à travers la Jungle et c’est ainsi qu’aux prémices d’une amitié naissante les deux jeunes hommes s’élancèrent au devant de nouveaux ennuis.
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