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Vieux Frères
L'attaque fut rapide, précise et la victoire des pirates sans appel. En quelques minutes, l'équipage de la Fantine, énorme vaisseau volant à voiles, et des petits dirigeables qui l'accompagnaient avaient abordé leur cible, l'avait pillée et laissée dériver après avoir saboté leurs moteurs. Le butin fut partagé entre les hommes, et les cuisiniers sortirent d'énormes tonneaux de rhum afin de célébrer cette victoire. Les pirates avaient l'habitude de piller d'autres navires volants, mais le butin était rarement aussi abondant. Tandis que l'équipage chantait et buvait, le capitaine de la flotte tenait la barre, les yeux fixés vers l'horizon.
Le capitaine James avait toujours été un pirate. Enfant difficile, il s'était enfui de chez lui pour embarquer sur un navire comme mousse. La vie et ses épreuves avaient fait de lui l'homme qu'il était aujourd'hui, un capitaine charismatique et respecté. La nature l'avait d'ailleurs aidé. Colosse de près d'un mètre quatre-vingt-dix, il était doté d'une musculature puissante. Avec ses cheveux blonds cendrés et sa mâchoire carrée, il émanait de lui ses rudes origines septentrionales et ses yeux d'un gris acier intimidait immanquablement ses interlocuteurs. Il avait toujours les bras nus, en dehors de ses brassards de cuir et de cuivre, et montrait ainsi de nombreuses cicatrices. Son plastron, lui aussi de cuir et de cuivre, épousait la forme de son torse large. Il arborait sur sa poitrine le symbole qu'il s'était choisi, un sphinx aux yeux d'obsidienne. Accrochée dans son dos, son arme terrifiante, qui lui avait valu son surnom de Faucheur du Nord, attendait d'être dégainée. C'était une lame de la taille d'une petite femme, conçue à partir d'une gigantesque obsidienne rouge dans laquelle avait été incrustée des contours tranchants fait en acier diamantin, extrêmement difficile à synthétiser. L'arme, appelée Tyrannie, en plus d'être d'une beauté effrayante et mortelle, était une prouesse technique. Presque inaltérable, la lame coupait aussi bien le métal que les os. James l'utilisait comme une gigantesque faux impossible à arrêter. Cette arme exceptionnelle associée au charisme intimidant du capitaine lui offrait une autorité naturelle qui lui valait le respect et l'admiration de son équipage.
James était un capitaine sévère mais juste, et s'il ne se déridait pas facilement, il savait toujours exalter ses hommes. Bien qu'il ne le montre pas, il avait beaucoup d'affection pour son équipage. En les regardant se réjouir de leur victoire, il sourit intérieurement. Il vit son lieutenant s'approcher de lui. C'était une belle jeune femme aux yeux bridés et aux cheveux noirs, nommée Jia-Li, de petite taille, mais dont la rapidité et la détermination lui permettait de triompher de bien des hommes plus forts qu'elle.
« Mon capitaine, le butin a été entièrement distribué. Les dommages sur le navire et les dirigeables sont minimes. Les quelques membres de l'équipage à avoir été blessés ont été amenés à l'infirmerie. Ils s'en sortiront tous.
- Merci lieutenant, répondit James. »
Voyant que Jia-Li ne partait pas il lui demanda :
« Autre chose ?
- A vrai dire, j'ai une question à vous posez, dit-elle, l'air un peu moins sûre d'elle. Vous paraissez troublé ces derniers temps. Depuis que nous avons quitté Talor. Y a-t-il un problème, mon capitaine ? »
James détourna les yeux de son lieutenant. Il était effectivement troublé.
« Ne vous inquiétez pas, Jia-Li. Rien qui ne concerne notre équipage ou nos navires, dit-il avant de marquer une pause. Puisque vous soulevez le problème, j'ai une mission pour vous. Je vais m'absenter pour quelque temps et j'aurais besoin que vous preniez le relais. Je dois régler des affaires personnelles qui nécessitent ma présence. Je ne sais pas combien de temps cela va durer, alors je veux que durant mon absence, les activités de cet équipage se poursuivent.
- Oui, mon capitaine, dit Jia-Li.
- J'ai confiance en vous, ne me décevez pas. »
Le lendemain matin, après avoir réglé certains détails organisationnels, il embarqua sur un des petits dirigeables avec deux de ses hommes, laissant la barre de la Fantine à une Jia-Li honorée et quelque peu anxieuse. Son capitaine s'absentait rarement, et jamais depuis qu'elle était devenue lieutenant. Il lui avait confié une lourde tâche, mais elle était contente de la confiance qu'il lui accordait. Elle regarda le dirigeable s'éloigner de la flotte puis reporta son attention sur ce qui se passait sur son propre vaisseau.
Lorsque Andrew s'éveilla, il réalisa qu'il s'était endormi sur son épée, qu'il avait commencé à aiguiser la veille au soir. Il essuya les quelques traces de bave qui avaient coulé sur la lame, qu'il rangea dans son étui. Le soleil venait à peine de se lever et Ewan dormait encore. Andrew entreprit de préparer le petit-déjeuner. Depuis que Grey et l'équipage de l'Elian étaient partis, il trouvait encore plus difficile de rester dans son chalet. Il sculptait de moins en moins, peu inspiré. Désormais, il s'astreignait à de longues heures d'entraînement, sous les yeux de son fils, afin de retrouver sa forme d'antan. Il ne l'avait pas dit à Grey, mais il était extrêmement fier que son fils soit devenu pirate, ce qu'il l'étonnait beaucoup lui-même. Mais plus encore, voir ce magnifique vaisseau et cet équipage hétéroclite mais soudé par ce même amour de la liberté avait éveillé en lui plus que jamais cette envie de repartir lui-même à l'aventure. Non pas qu'il voulait courir après son glorieux passé, mais il voulait surtout échapper à se sentiment d'étouffement qu'il ressentait depuis qu'il avait décidé d'accepter son envie de vengeance.
Alors qu'il commençait à manger une tartine, il entendit un bruit dans son jardin. Il ne put s'empêcher de penser « Encore? » mais sortit tout de même pour vérifier de quoi il s'agissait. Cette fois, ce n'était pas un navire à voiles qui avait jeté son ancre dans son jardin, mais un petit dirigeable. Andrew grogna. Il avait passé une après-midi entière à effacer la trace de l'ancre de l'Elian. Un homme sauta du dirigeable qui planait à quelques mètres du sol. Lorsqu'il se redressa, Andrew le reconnut et son visage s'illumina d'une joie étonnée. L'homme avança vers lui, un sourire aux lèvres. Les deux amis se donnèrent l'accolade, très heureux de se voir.
« James, vieux frère, dit Andrew. »
Andrew regardait celui qui avait été son capitaine et ami. Le temps avait passé et il paraissait bien sa cinquantaine d'année, mais la même force émanait de lui. Il avait rencontré James à l'âge de quinze ans et ensemble, ils avaient fondé un équipage qui était devenu très célèbre. Ensemble, ils étaient devenus des guerriers d'exception, et lorsque Andrew avait pris sa retraite, James en avait été très triste. Jusqu'à ce qu'il se marie aussi et installe sa famille dans le même village que son ami, même si lui n'avait pas arrêté sa carrière de pirate.
Les deux amis ne s'étaient revus qu'une seule fois après l'attaque du village. Même alors, ils avaient à peine discuter, car Andrew voulait mettre Ewan en sécurité. Il avait tout de même expliquer à James l'endroit où il souhaitait s'installer.
Pendant toute la matinée, les deux amis discutèrent de leur vie depuis leur dernière rencontre. Ewan, intimidé par cet impressionnant monsieur ne resta pas avec eux, et ils purent ainsi aborder tous les sujets. Andrew parla de Grey et il vit une lueur d'espoir dans le regard de James qu'il éteignit tout de suite. Il n'y avait eu aucun autre survivant. James parut déçu mais bien vite il exprima l'envie de rencontrer Grey, et surtout, il pria Andrew de lui expliquer tout ce que le jeune homme avait découvert. Andrew s'exécuta. Il vit que James était extrêmement attentif, et il se douta que lui non plus n'avait pas abandonné l'idée de chercher les coupables de la mort de sa femme et de sa fille. Lorsque Andrew eut fini son récit, il demanda à James si lui de son côté avait fait des découvertes.
James sortit de son manteau une liasse de papiers qu'il tendit à Andrew. Celui-ci les prit entre ses mains et commença à les parcourir rapidement. Il y avait des témoignages, des relevés de comptes, des lettres privées, et à la fin, une liste de nom, écrite de la main de James. Andrew lut les noms. Il en reconnut quelques uns. Il regarda James et lui dit :
« Mais qu'est-ce que c'est que tout ça ?
- Des documents que j'ai rassemblés ces dernières années. Ils traitent tous plus ou moins de l'opération Dark Phoenix.
- Comment ? Mais je n'ai pas vu ce nom une seule fois.
- A vrai dire, ce projet n'est qu'une infime partie d'un programme beaucoup plus vaste, dit James.
- Un programme plus vaste ? C'est impossible... souffla Andrew, abasourdi.
- J'ai accumulé des documents depuis des années mais je ne comprenais pas. Ce n'est que récemment que j'ai pu obtenir une information clé et cette liste de noms. Il existe une organisation qui mène de front plusieurs projets plus ou moins secrets, dont le Dark Phoenix. Cette organisation est le IRBO, l'Institut des Recherches Biologiques et Organiques. Ce sont eux qui sont à l'origine des exosquelettes et des membres mécaniques, mais ça, ce n'est que le côté positif. J'ai découvert qu'ils menaient des expériences sur les humains, mais à plus grandes échelles que pour le projet duquel s'est échappé Grey. Ils essaient de créer un mélange entre un humain et une machine. Ils en parlent dans une des lettres, ils appellent ça des Biotechs. Je ne sais pas si ils ont déjà réussi à en achever un mais c'est de l'ordre du possible. Ils ont plusieurs projets de la sorte que des pirates comme nous n'ont pas envie de voir se réaliser. Avec une telle puissance, notre métier deviendrait impossible. Mais plus encore, ce serait dangereux pour tout le monde. L'IRBO est en lien avec des groupes de mercenaires qui n'ont aucune morale, mais aussi avec des groupuscules extrêmement violents. Mais ils ont aussi l'appui de nombreux industriels qui veulent commercialiser et tirer profit de ses innovations. Mais ils ont tous le même but d'après ce que je sais. Ils veulent éradiquer les pirates et s'imposer sur toutes les planètes. »
James s'arrêta, conscient que toutes ses informations étaient assez dures à diriger d'un seul coup. Andrew se leva, fit quelques pas, but un peu d'eau. Il se passa les mains sur le visage et se rassit. Il avait l'air complètement perdu. Ça le changeait de son bois et de ses sculptures !
« Pourquoi tu me dis tout ça, James ? Demanda Andrew.
- Parce que nous avons cette liste de noms, s'exclama-t-il en attrapant le papier. Et nous pouvons faire quelque chose. Nous devons enquêter, savoir ce qui se passe... Pour nos femmes, pour ma fille et ton fils, mais aussi pour toutes les autres personnes qui sont impliquées dans ces expériences.
- Tu n'es pas sérieux ? S'étonna Andrew. On est beaucoup trop vieux !
- Andrew, dit James, calmement. Tu sais aussi bien que moi que nous formons une bonne équipe. Et je suis persuadé qu'au fond de toi, cette vie que tu mènes aujourd'hui ne te satisfait pas. Tu es fait pour l'action et nous avons encore une mission, peut-être la dernière, mais nous devons le faire ! Du moins, je vais le faire. Et j'aimerai que tu viennes avec moi. »
Andrew avait l'impression d'être dans un rêve. Il ne s'attendait à rien de tout ça. Mais plus encore, il était perturbé par les émotions contraires qui l'assaillaient. Une terrible envie de foncer la tête la première dans cette aventure, un profond sentiment d'injustice qui lui donnait la nausée, une certaine anxiété devant l'ampleur de la situation, mais aussi et peut-être même surtout un sentiment de culpabilité. Il se sentait coupable car la proposition de James était terriblement séduisante, mais en même temps, il devait penser à Ewan. Le garçon n'avait rien demandé à personne. Comme s'il avait suivi son cheminement de pensée, James lui dit :
« Pour Ewan, j'ai pensé que tu pourrais l'envoyer sur la Fantine. L'équipage le traiterait bien et ce serait une très bonne expérience pour lui. Et puis... Il ressemble beaucoup à Élise... »
Andrew s'affaissa sur sa chaise. Il resta ainsi plusieurs minutes, en proie à ses doutes intérieurs. James le laissa réfléchir. Enfin, Andrew se releva et monta à l'étage. Il trouva Ewan assit dans les escaliers, un air déterminé sur son visage d'enfant.
« Tu devrais aller avec lui papa. Je sais que tu n'es pas heureux avec moi, mais c'est pas grave. Je sais que tu essaies fort mais que ça ne marche pas. Alors tant pis. Va sauver les gens. Ils ont besoin de toi et moi je peux me débrouiller tout seul. Je deviendrais pirate comme toi et Grey. Tu seras fier de moi ! Et moi aussi je serai fier de toi. »
Andrew prit son fils dans ses bras. Une larme coula dans sa barbe. Puis, Ewan s'écarta de son père.
« Bon maintenant papa, on doit préparé nos valises. »
Et il partit dans sa chambre. Andrew redescendit dans la salle principale. James le regardait.
« C'est un sacré bonhomme que tu as là, dit-il, avec un doux sourire. »
Andrew hocha la tête et, comme son fils lui avait dit, il entreprit de préparer ses affaires. Il ressortit son vieux plastron de cuir, et accrocha Sombrasier dans son dos. Une demi-heure plus tard, il fermait la porte du chalet, en laissant un mot sur la table à destination de Grey, au cas où il reviendrait. Ewan portait deux petits sacs d'un air sérieux et déterminé, et lorsqu'il lui fallut monter à bord du dirigeable en direction de la Fantine, il serra rapidement son père dans ses bras et partit sans se retourner. Andrew et James, désormais seuls, partirent par le chemin. Ils avaient décidé de voyager à pied afin de ne pas attirer l'attention. Après un dernier regard vers son chalet, Andrew tourna les yeux droit devant lui. Avec sa lame qu'il sentait dans son dos et ses bottes de marche, avec son ami de toujours à ses côtés, il était heureux. Son cœur battait comme celui d'un enfant.
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