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Vision et cécité
A peine le bateau se fut-il amarré au quai de la Cité des Sept, que Grey rassembla quelques affaires dans l'infirmerie et posa pied à terre. Il savait plus ou moins où il devait aller, mais plus encore il avait hâte comme jamais. Il allait revoir l'un de ses plus vieux amis, ce qui était déjà une source de joie, mais cet ami allait également pouvoir l'aider à gérer ses problèmes de colère. Alors que tous discutaient encore de la victoire éclatante de Lucky face au capitaine adverse, Grey s'approcha de Shadow, qui observait la ville.
« Je vais voir un ami, je devrais rentrer avant demain. »
Même si le forgeron n'en avait probablement pas grand chose à faire de ce que Grey allait faire en ville à présent, le médecin se sentait tout de même rassuré que quelqu'un sur le bateau sache où il était. D'autant plus, une des personnes en qui il avait le plus confiance. Alors qu'il allait descendre sur le quai, Grey eut une idée. Il interpella Crystal qui regardait dans sa direction et lui fit signe de s'approcher. Il lui sourit avant de dire :
« Ça te dirait de rencontrer les meilleures alchimistes du monde ? »
« Carrément ! »
Et tous deux descendirent du navire. Après avoir demandé son chemin à l'officier blond qui avait arbitré le duel entre les deux capitaines, et qui lui semblait vaguement familier, Grey entraîna Crystal vers le nord. Il décida de longer les quais plutôt que de tenter le diable à se perdre parmi les rues de la cité qu'il ne connaissait pas. Certes, on lui en avait parlé assez longuement et il devait être une des personnes qui la connaissaient le mieux sur L'Elian, sans jamais y avoir été auparavant, mais tout de même. Il connaissait le fonctionnement général de la ville, ainsi que quelques-uns de ses quartiers, enfin, surtout ceux qui pouvaient l'intéresser. Car il se rendait à un endroit bien spécifique, un des endroits les plus atypiques de la ville, dans un des quartiers les moins fréquentés.
Plus ils montaient vers le Nord, moins il y avait de monde sur le quai. Les passants et les pirates s'espaçaient jusqu'à n'être plus qu'une poignée. Grey et Crystal pouvaient désormais mieux observer le sol de la ville. S'il était assez sale et terne par endroit, à certains autres, là où les pavés avaient été enlevés, on pourrait entrevoir le cristal de Valiôm originel, celui qui permettait à la ville de rester dans les airs. Crystal s'émerveilla sur les propriétés exceptionnelles de ce matériau qui pouvait supporter un poids inimaginable. Car la Cité des Sept était gigantesque, et bien qu'aucun gouvernement ou statisticien officiel n'eut accepté de le confirmer, cette ville pirate était sans doute une des plus peuplées et une des plus belles parmi tous les mondes.
Les bâtiments marmoréens du quartier de Thanys laissèrent bientôt la place à de la verdure. En effet, Grey et Crystal virent apparaître parcs, serres et autres bâtiments en accord complet avec la nature. L'architecture était simple mais belle, mêlant bois et pierre avec une grâce efficace. La beauté de l'endroit ne faisait absolument pas penser à une cité pirate, et nombreux étaient les auteurs de récits de voyage qui s'étonnaient de la singularité du lieu, au-delà de sa beauté évidente. Les quais étaient assez peu utilisés. Quelques bateaux y étaient amarrés mais il ne semblait pas que l'endroit eut été aménagé en ce sens. Le quartier semblait tout entier dédié à l'étude. En tournant le dos aux quais, Grey put apercevoir le haut bâtiment des archives de la ville, qui renfermait, selon certains, parmi les secrets les mieux garder qui soient. Mais son accès était très surveillé. Et de toute manière, la majeure partie des pirates n'avaient que faire d'un tel savoir. D'ailleurs, la plupart d'entre eux ne venaient même pas dans ce quartier.
Crystal s'approcha d'un jeune homme qui passait par là. Il portait une pile de livres, et n'avait absolument pas l'air d'un pirate. La vigie lui demanda le chemin, et le jeune homme s'exécuta avec sympathie. Le quartier des Dieux Jumeaux accueillait en son sein tous les hommes et les femmes de science et de lettres. Peut-être pas des pirates dans leurs activités de tous les jours, mais des pirates dans leur manière de concevoir la vie, leur vie. Ils avaient refusé de se laisser soumettre par tel ou tel gouvernement et ils avaient trouvé refuge ici, certes dans une vie de paria, mais dans une vie qu'ils avaient choisie. Certains menaient des expériences compliqués et dangereuses, d'autres étaient seulement des érudits qui en savaient trop. Mais tous partageaient le feu de l'indépendance et de la libre-pensée. Le quartier accueillait une bonne dizaine de bibliothèques, plusieurs centres d'étude et de recherches. C'était aussi là que ce trouvait le siège de la guilde des médecins et des alchimistes. Crystal fit un clin d'oeil à Grey en lui disant qu'elle savait où elle irait ensuite. L'homme parlait de son quartier avec ferveur et passion, et les trois jeunes gens discutèrent un bon moment, échangeant renseignements sur la Cité contre nouvelles extérieures. L'érudit leur indiqua enfin l'endroit que cherchait Grey. Il avoua mal connaître le lieu en question, car, selon ses propres dires, rares étaient ceux à aller dans cette partie du quartier. Grey sourit et remercia le jeune homme, puis, lui et Crystal se dirigèrent vers le bâtiment en question.
Il leur fallait trouver le parc le plus dense de la ville. De la cime des arbres dépassait le toit d'un bâtiment plus haut, entièrement fait de verre. En quelques minutes, ils y parvinrent, en suivant le chemin sinueux parmi les chênes et les frênes. En arrivant devant l'entrée du bâtiment, Grey et Crystal marquèrent un temps d'arrêt, étonnés de voir le mur de pierres apparaître aussi brutalement devant leurs yeux. Un instant ils marchaient dans les bois ; l'instant d'après ils se retrouvaient au pied des marches menant à l'entrée. Grey se tourna alors vers Crystal.
« Bon, le gars nous a présenté ce lieu comme la Bibliothèque sylvestre. Je le connais sous un autre nom, le Temple des Lucioles. Tu vas découvrir un des plus vieux secrets de ce monde. Un secret qui, comme tu peux le voir, est ouvert à tous, même si très peu viennent jusque-là, et c'est justement ce désintérêt qui constitue sa principale défense. Les personnes qui sont là où nous allons sont ici car c'est le seul lieu où elles sont en sécurité, après avoir été chassées et capturées, voire décimées par endroit. Tu dois promettre de ne jamais révéler l'emplacement à qui que ce soit qui pourrait leur nuire. Comprends-moi bien, Crystal, c'est extrêmement important. »
Crystal regardait Grey d'un air concentré, et le médecin sut que la jeune femme ne parlerait pas. Elle semblait comprendre la douleur des réfugiés sans même les avoir rencontrer et cela le rassura. Il pouvait lui faire confiance.
« Compte sur moi ! »
Puis, les deux pirates montèrent les marches et entrèrent dans le bâtiment. Ce qui frappa le plus Grey fut la luminosité du lieu. Les verrières au plafond donnaient l'impression qu'il n'y avait pas de toit. Toutes les fenêtres ou presque étaient ouvertes, ce qui laissait entrer quelques souffles d'air qui emportaient avec eux les senteurs d'humus et de forêt venant de l'extérieur. La salle d'entrée était une immense bibliothèque. Il avait trois étages au-dessus du rez-de-chaussée, tous percés au centre d'un jour gigantesque, laissant passer la lumière vers le marbre bleu pâle du sol. Quelques érudits étudiaient ça et là, ignorant complètement les deux arrivants. Les rangées d'étagères regroupaient des milliers d'ouvrages, de toutes formes et de toutes tailles. Mais une bonne partie des livres n'était pas rangée. Les volumes s'amoncelaient en piles plus ou moins informes un peu partout. La forme de certaines défiait même sûrement les lois de la physique tant il paraissait impossible qu'elles restent en place.
Crystal regardait le lieu, émerveillée, mais Grey lui, cherchait l'entrée d'une salle bien particulière. Il avança jusqu'au centre de la pièce. Les rayonnages de la bibliothèque partaient en étoile depuis le milieu de la salle, et, au bout de l'une des branches, Grey vit une ouverture avec un volée de marches qui descendaient. Il fit signe à Crystal et se dirigea vers l'endroit. Les deux pirates se mirent à descendre l'escalier. Au fur et à mesure que les marches défilaient sous leurs pas, un bourdonnement croissant se fit entendre. L'un comme l'autre ignoraient de quoi il s'agissait, mais ils ne s'inquiétèrent pas. Quelque part, ils se savaient en sûreté. Ils descendirent le large escalier pendant plusieurs minutes. La lumière des torches accrochées aux murs avait remplacée celle du jour, jusqu'à ce que les éclats du soleil vinrent annoncer la fin des marches. Crystal et Grey découvrirent alors une salle tout simplement spectaculaire.
Haute de plafond, elle était creusée à même le cristal de Valiôm de la ville. La lumière venait du sol, constitué de dalles de verre, offrant ainsi à voir les nuages au-dessus desquels flottait la cité. Quiconque avec le vertige n'aurait pu ne serait-ce que regarder l'endroit, mais ceux qui avaient la chance de ne pas souffrir de cette affliction pouvait profiter de cette vue à couper le souffle. Les rayons de lumière reflétés par la blancheur parfaite des nuages ricochaient à travers le verre et venaient embraser le Valiôm de centaines d'étincelles iridescentes. On eut dit qu'une infinité de pierres précieuses étaient incrustées dans les parois de la salle illuminant de leurs reflets impossibles la merveilleuse valse qui se déroulaient sous leur éclat coloré.
Car c'était bien les occupants de la salle qui attirèrent le plus l'attention de Crystal et de Grey. Plusieurs dizaines de petits êtres, tous féminins, s'affairaient autour de plusieurs tables sur lesquelles étaient entassées divers ustensiles d'alchimie, entre livres et fioles en tout genre. Des fées, se dit Grey. Mesurant environ la taille d'un enfant de cinq ans, elles étaient fines et gracieuses, vives dans leurs mouvements et dans leurs déplacements. Le bourdonnement que les deux pirates avaient pu entendre était en réalité le bruit combiné de leurs multiples conversations. Toutes discutaient de leur voix flûtée et aiguë, et le son de leurs paroles résonnaient dans la vaste salle. Elles étaient toutes vêtues de tenues de cuir très utilitaires. Tout en elles respiraient l'efficacité et la diligence. La plupart portait les cheveux courts et ébouriffés ou longs et attachés, libérant ainsi leurs mouvements au maximum. Certaines étaient équipées d'ailes mécaniques qui leur permettaient de voleter d'une table à l'autre sans avoir à poser pied à terre. D'autres avaient des lunettes grossissantes qui leur donnaient une apparence de mouche assez drôle à regarder. Dans un coin de la pièce, une grande concentration de fées travaillaient sur un établi démesuré, fondant, soudant et cognant sur de petites plaques de métal. Elles construisaient sans doute des ailes ou d'autres ustensiles pour leurs travaux. On aurait pu croire s'être retrouvé propulsé au cœur d'une ruche dont les abeilles bourdonnantes travaillaient au progrès dans un lieu magique d'une beauté brute.
Crystal, hypnotisée, se mit à marcher parmi les tables de travail, observant d'un œil ébahi le travail minutieux et rapide des fées. Un des petits êtres s'approcha d'elle et commença à discuter avec elle, bientôt suivie par plusieurs de ses camarades. Grey sourit en voyant la vigie en si bonne compagnie, il savait qu'elle allait pouvoir échanger avec des personnes passionnées par les mêmes domaines qu'elle. Il s'approcha à son tour d'une fée et lui demanda d'un air aimable où était la personne qu'il cherchait. La fée lui indiqua un petit couloir proche de l'escalier de sa petite voix aiguë en le regardant d'un air suspect. Grey savait que les fées étaient très soucieuses de leurs protégés. Il se dirigea néanmoins vers le couloir. Troisième chambre sur la gauche, lui avait-elle dit. Grey compta les portes, toutes fermées jusqu'à celle qu'il devait trouver. Arrivé devant, il frappa, le cœur battant. Une faible voix lui dit d'entrer. Le médecin s'exécuta, avant de refermer la porte derrière lui. La pièce était claire, un peu moins lumineuse que la salle des fées, mais plus calme et reposante. Moins exubérante, à l'image de la personne qui y vivait.
« Estienne. »
Sur un petit lit recouvert d'une couverture épaisse était assis son ami. Un peu plus petit que les fées, Estienne était un lutin, et, à la différence de ses cousines féminines, il était naturellement doté d'ailes. De petites ailes d'oiseau prenant leur base sur les hanches de l'être. Une deuxième paire d'ailes, plus petite, prolongeait ses oreilles comme deux gouvernails à plumes aussi blanches que les longs cheveux du lutin qui lui descendaient jusqu'au bas du dos, et recouvraient en partie son visage et ses yeux vides. Car Estienne était aveugle de naissance, ce qui ne l'empêcha pas de lever la tête vers Grey et de lui sourire.
« Je savais que tu viendrais aujourd'hui, Etel, je t'attendais. »
Grey s'approcha de son ami et le prit dans ses bras. Il avait la taille d'un petit enfant, aussi Grey le serra-t-il contre lui avec une très grande douceur, mais également une profonde amitié.
« Je suis tellement heureux de te revoir ! Comment savais-tu que j'allais venir ? »
Grey se détacha d'Estienne et s'assit à côté de lui sur le lit. Le lutin se mit debout avec précaution et posa ses mains sur le visage de Grey, le saluant ainsi à sa manière.
« J'ai senti ton feu s'approcher d'ici. Tu as une énergie bien particulière, mon ami.
- Ça, je sais, vu le nombre de fois où tu me l'as dit !
- Mais ton énergie a évolué. Elle est plus vive, plus sauvage qu'avant. C'est pour ça que tu es venu, n'est-ce pas ? »
Le sourire de Grey s'effaça, et ses épaules s'affaissèrent un peu. Comme toujours, le lutin n'avait pas besoin qu'on lui parle pour savoir ce qui se passait chez ses amis.
« Oui, c'est en partie pour ça que je suis là. J'ai eu quelques incidents... Enfin, disons que j'ai perdu le contrôle. J'ai l'impression que c'est bien pire que quand on s'est rencontré.
- On va voir ça. »
Estienne poussa légèrement Grey afin qu'il se couche sur le petit lit. Le médecin se laissa faire et ferma les yeux en essayant de se détendre et de calmer la boule d'angoisse qui grandissait dans son ventre. Estienne s'assit à côté de Grey et commença à passer ses mains au-dessus du corps de son ami.
« Tes énergies sont en ébullition. Tous tes canaux énergétiques sont en surchauffe. Il faut purifier tout ça. C'est normal que tu aies des éclats de colère avec tout ce qui se passe à l'intérieur. J'espère juste que personne n'a été blessé.
- Presque... »
Estienne soupira avant de se mettre à drainer les énergies excessives de Grey. Il chercha du bout des doigts les nœuds entre les canaux énergétiques. Puis, après les avoir trouvés, il massait la zone de manière circulaire. Grey se laissa faire tout au long de la manipulation. Lorsque Estienne eut fini, il s'assit en tailleur sur la poitrine de son ami, comme il avait l'habitude de la faire auparavant. Il était tellement léger que Grey le sentait à peine.
« C'est tout ce que je peux faire pour l'instant, mais ça ne suffira pas à l'avenir. Tes énergies vont s'enflammer à nouveau, inexorablement. Soit tu les laisses faire et tu voies ce que ça donne, soit tu trouves une solution. Je ne sais vraiment pas ce que tu peux faire par contre... Je n'en ai aucune idée. J'ai cherché pourtant, mais la seule chose que j'ai trouvée qui pourrait se rapprocher de ce que tu as est une vieille légende qui parle d'une pierre de feu, mais je ne vois pas comment cela pourrait avoir un lien avec ce qui t'est arrivé. A moins qu'on ne t'ait mis une pierre dans le corps, mais la non plus, je ne vois pas comment c'est possible... »
Le lutin soupira. Il souffrait de son impuissance, Grey le sentait et cela le rendait profondément malheureux. Rien que le fait que son ami ait fait des recherches poussées alors qu'il ne pouvait lire le touchait tout autant que cela l'attristait. Il ne voulait pas causer de tracas aux personnes qu'il aimait.
« Ne t'en fais pas, Estienne. Ce que tu as fait là, c'est déjà beaucoup. Et qui sait, peut-être que la piste de la pierre pourra s'avérer concluante ! »
Grey se voulait plein d'espoir mais il avait du mal à y croire lui-même. Estienne était mélancolique, et le médecin ne voulait surtout pas qu'il passe trop de temps à ressasser son impuissance.
« J'avance dans mes recherches, tu sais. J'ai le nom de celui qui a dirigé les expériences qui m'ont été faites. Lord Polonius Cavendish.
- Comment tu dis ? Cavendish ?
- Oui, c'est ça. »
Estienne se leva et descendit du lit. Il alla jusqu'à un petit coffre dans un coin de la pièce et attrapa une enveloppe.
« C'est une lettre d'Aleksandar. Lui aussi est à la recherche de Cavendish ! C'est aussi lui qui a commandité l'attaque de l'Académie Giragos ! »
Grey se redressa brusquement. Il se précipita vers Estienne et prit la lettre que le lutin lui tendait. Il la parcourut rapidement. En effet, Aleksandar annonçait être à la poursuite de Cavendish. La missive était très succincte mais Grey put tout de même sentir la colère de son auteur.
« Mais il est fou, il ne peut pas s'attaquer à lui seul !
- N'est-ce pas ce que tu vas faire, toi ? »
Grey se redressa. Il regarda la lettre et fixa avec intensité le nom de Cavendish écrit à la plume. Il sentit la colère s'éveiller à nouveau en lui.
« Non, je ne suis pas seul. »G.
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Commentaires
Super texte ! Estienne à l'air d'être un puits de connaissance j'ai vraiment hâte de mieux le connaître ! Le titre est très bien choisi je trouve. Comme toujours, j'ai hâte d'en savoir plus !