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Sagesse juvénile
La journée avait été fatigante. Une tempête dans la mâtinée et une après-midi sous une pluie incessante. Les membres de l’équipage avaient dîné dans un silence presque total, irrités et éreintés. La plupart était allé dormir immédiatement après. Grey avait rejoint son infirmerie pour être au calme et échapper à cette pluie persistante.
Il lisait depuis une heure ou deux lorsqu’il entendit un grognement étouffé. Il referma son livre en soupirant, sachant déjà ce qui il allait trouver. Il se rendit à la salle des machines et avisa Fenrir qui venait de s’ouvrir la paume de la main. Grey s’approcha d’elle et examina la blessure. Elle était nette, mais assez profonde, aussi fallait-il la panser correctement. Fenrir le suivit vers l’infirmerie sans un mot, trop exténuée pour protester. Grey commença à fouiller dans ses pots, mais il s’aperçut que ses réserves étaient pratiquement vides.
“Désolé Fenrir, je vais voir si Crystal n’a pas quelque chose qui peut m’aider. Je suis à sec. Je reviens de suite.”
Il allait sortir de la pièce, mais il se retourna et pointa un doigt accusateur vers la mécano.
“Et ne t’avises pas de retourner travailler avec une blessure pareille!”
Fenrir soupira, mais le médecin était déjà parti. Grey se précipita vers le cabinet d’alchimie de Crystal. Il appréciait beaucoup la Vigie pour son côté très naturel. Elle n’hésitait jamais à dire ce qu’elle pensait vraiment, tout en montrant parfois une très grande naïveté. Elle était une véritable bouffée d’oxygène. Même si parfois, les panaches colorés qui sortaient de son cabinet étaient, pour ainsi dire, insupportables. Grey frappa à la porte. N’entendant pas de réponse, il décida d’entrer. En ouvrant la porte, un brouillard rampant sortit de la pièce, ainsi qu’une puissante lumière bleue. Grey entra et ferma la porte derrière lui.
Le cabinet d’ordinaire si lumineux et coloré était entièrement empli de cette lumière qui projetait sur les murs les ombres mouvantes des dizaines de fioles, d’alambics et de creusets qui étaient disposés un peu partout. La lumière émanait d’une sorte de boule flottante que Crystal observait intensément. La substance pulsait et de temps à autre une bulle en sortant et projetait des gerbes de matières.
“Euh Crys, dis-moi…
- La matière est particulièrement instable. N’approchez qu’avec précaution.”
Grey tiqua. Depuis quand le vouvoyait-elle? Et depuis quand ses yeux étaient-ils aussi lumineux et froids?
Crystal était tellement concentrée qu’elle n’avait pas tout de suite senti la présence de Grey, elle qui d’habitude savait lorsque quelqu’un franchissait le pas de sa porte, avait été surprise de le voir à seulement cinq pas de son visage. L’étonnement passé, elle reprit vite son sang froid et se concentra de nouveau intensément sur ce qui se trouvait devant ses yeux. Le plasma de cométium qu’elle venait de créer était une des choses les plus magnifiques qu’elle avait jamais vu, il se mouvait lentement comme s’il possédait sa propre énergie et les gerbes de matière qui s’en échappaient lui faisait penser à de minuscules éruptions solaires. Il rayonnait d’une puissante lueur bleu. Bleu?! Mais le cométium était doré normalement, aurait-il pu se combiner avec une autre substance ? De l’eau? De l’oxygène? Elle en avait aucune idée et était tout excitée à l’idée de le découvrir. Tout ceci était fascinant! Tellement inattendu mais parfaitement passionant ! Elle n’avait pas la moindre idée de la manière dont elle avait procéder pour réussir à créer cette matière bleutée mais ce n’était qu’une amnésie passagère ; pas de quoi s’affoler elle retrouverait la mémoire bien assez tôt.
En regardant autour d’elle, Crystal se rendit compte que l’atmosphère était emplie d’une fumée âcre et épaisse. Elle infiltrait chaque recoin de la pièce de manière à ce que chaque objet soit entouré d’un épais voile de fumée décrivant de lents volutes fantomatiques bleus pâles. Puis son attention se porta sur la seule chose qui contrastait avec l’atmosphère inquiétant mais presque fantasmagorique de la pièce ; Grey.
Pourquoi le dérangait-il maintenant? Elle était enfin en pleine possession de ses moyens, c’était ce soir ou jamais, elle avait passé des mois à se battre pour atteindre ce but. Et il avait fallu que le membre le plus curieux de l’équipage pointe le bout de son nez. Voyant que Grey ne bougeait pas d’un cil et continuait à la fixer d’un air interrogateur, elle prit la parole :
“Je vous ai dit que c’était dangereux! soupira-t-elle. Pourquoi restez-vous ? Ce n’est pas un cabinet de curiosité ici !”
C’était pourtant clair, pourquoi ne voulait-il pas tourner les talons? Voilà que maintenant l’expression de son visage avait changé ; à la place d’une mine interrogatrice c’était de l’incompréhension qui se lisait sur sa figure. Il lui sembla que c’était à la mention du ”vous” que ses traits s’étaient définitivement pétrifiés dans cette expression. Elle avait presque oublié, tout le monde se tutoie sur ce bateau…
“Bon restez euh… Ne reste pas planté là, je t’ai dit! Tu avais une question ou tu comptes reste silencieux à me fixer d’un air dubitatif encore longtemps ?”
Grey se demanda si c’était le fatigue ou si Crowley avait mis des substances illicites dans le repas du soir, mais dans tous les cas, la situation lui paraissait très étrange. Crystal, d’habitude si enjouée et sympathique, était devenue froide et franchement distante. Puis son attention repassa sur la boule bleutée. Grey eut un frisson, mais s’approcha tout de même avec précaution pour venir se placer à côté de Crystal.
“Qu’est-ce que c’est que ça? Qu’est-ce que tu vas faire avec? Ça m’a tout l’air d’être dangereux…”
En effet c’était très dangereux, alors pourquoi restait-il ? N’importe quelle personne sensée partirait dans la seconde. Etait-ce de la stupidité ou de la témérité ? Crystal n’arrivait pas à trancher. L’intervention de Grey lui avait fait perdre sa concentration. Il fallait se presser. Elle reprendrait bientôt le dessus. Une intense migraine commença à lui marteler la tête, oui, il fallait se dépêcher et confiner le plasma dans une atmosphère neutre pour éviter qu’il ne se désagrège.
“Passe moi la sorbonne portative, elle doit être sur la deuxième armoire sur la gauche à côté de la bonbonne d’Argon ou près de la fenêtre à côté du pycnomètre, tu dois pouvoir faire ça non?
- Euh… Oui… répondit Grey.”
Crystal reporta son attention sur le fruit hasardeux de son travail. Elle était persuadée que cette découverte était unique et qu’il fallait à tout prix la conserver quelqu’en soient les risques. Agacée d’attendre, elle regarda par dessus son épaule et vit Grey tenant une seringue dans une main et une minuscule fiole jaugée dans l’autre, le regard allant de l’une à l’autre et l’air paniqué. La consternation s’empara de Crystal. Elle décida de laisser Grey face à son incompétence et passa devant lui sans même lui jeter un regard pour aller chercher l’objet de son désarroi. Elle ouvrit avec minutie la bonbonne, passa le socle sous la sphère plasmique et, précautionneusement, l’enferma sous la cloche de verre.
“Tiens moi la bonbonne pendant que je fais le vide. Surtout ne bouge pas. La moindre fluctuation pourrait déstabiliser le tout et nous mener à la catastrophe. Compris?
- Oui, m’dame.
- Je vais faire le vide à l’aide de la pompe, alors laisse moi connecter les deux ensemble, tout doucement, voilà. Comme ça. Maintenant on tourne la molette, pas trop vite pour éviter que la pompe ne s’emballe. Bien, c’est fait, il s’en est fallu de peu.
- Il faudra que tu m’explique tout ça demain parce que je n’ai aucune idée de ce qui vient de se passer.”
Méticuleusement, Crystal reprit des mains de Grey la sorbonne contenant la sphère bleutée et se dirigea vers une étagère sur laquelle étaient posées des dizaines de fioles contenant des substances qui semblaient plus étranges les unes que les autres.
“Attention à la pompe ! s’exclama Grey.”
Crystal esquiva la pompe de justesse mais ne put contrôler son mouvement. Elle posa la sorbonne moins délicatement que prévu ; le plasma émit une onde de choc qui fit trembler le cabinet et vaciller Crystal. Grey se précipita vers elle.
“Tu vas bien? demanda-t-il, inquiet.”
Crystal, encore un peu étourdie, tourna lentement son regard vers Grey en se frottant les tempes. Elle plissa ses yeux, comme si la lumière lui faisait mal. Une douce étincelle de chaleur apparut dans son regard. Un vague sourire flottait sur ses lèvres.
“Ça secoue! Kasai a encore fait explosé un truc? dit-elle en prenant appui de la main sur l’épaule de Grey.
- Euh, non du tout. Tu as failli nous faire sauter, tu ne te rappelles pas?
- Oh! C’est joli ça! C’est quoi? s’exclama Crystal en ignorant complètement la question de Grey. On dirait un soleil bleu.
- Tu as dû avoir un choc, assieds-toi un moment.
- Non, je dois ranger. Mais qui a sorti la sorbonne et la pompe? C’est toujours la même qui range!”
Crystal se mit à ranger en grommelant. Elle semblait avoir oublié la présence de Grey qui ne comprenait décidément plus rien. Voyant que l’alchimiste semblait pouvoir s’occuper d’elle-même, Grey sortit, la laissant à ses occupations. Les questions se bousculaient dans son esprit. Ils venaient de frôler la mort, et Crystal semblait plus intéressée par les fioles qui jonchaient le sol que par une explosion potentielle. Plus encore, son comportement étrange le laissait circonspect. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer dans sa tête ? Il retourna rapidement dans l’infirmerie et, en ouvrant la porte, vit Fenrir endormie sur la banquette. Il l’avait oubliée. Tant pis pour l’ingrédient. Il n’était pas certain d’avoir envie de retourner dans le cabinet de Crystal tout de suite.
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